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— Et cette histoire demeurait un moyen de pression sur Laurent Heymes, même après sa mort ?

— Il a toujours eu peur du scandale. Sa carrière aurait été anéantie. Un haut fonctionnaire mariée à une espionne… Charlier possède un dossier complet là-dessus. Il tient Laurent comme il tient tout le monde.

— Tout le monde ?

— Alain Lacroux. Pierre Caracilli. Jean-François Gaudemer. (Il se tourna encore vers Anna.) Les soi-disant hauts fonctionnaires qui partageaient tes dîners.

— Qui sont-ils ?

— Des clowns, des tricards, des policiers corrompus, sur lesquels Charlier possède des informations et qui étaient obligés de se prêter à ces réunions de carnaval.

— Pourquoi ces réunions ?

— Une idée à moi. Je voulais confronter ton esprit au monde extérieur, observer tes réactions. Tout était filmé. Les conversations étaient enregistrées. Il faut que tu comprennes que ton existence entière était fausse : l’immeuble de l’avenue Hoche, la concierge, les voisins… Tout était sous notre contrôle.

— Un rat de laboratoire.

Ackermann se leva et voulut faire quelques pas, mais il se retrouva aussitôt bloqué entre la portière ouverte et le mur du parking. Il s’affaissa sur son siège :

— Ce programme est une révolution scientifique, répliqua-t-il d’un ton rauque. Il n’y avait pas de considérations morales à avoir.

Au-dessus de la porte, Anna lui tendit une nouvelle cigarette. Elle paraissait prête à lui pardonner, à condition qu’il donne tous les détails :

— La Maison du Chocolat ?

En allumant la Marlboro, il s’aperçut qu’il tremblait. Une onde de choc s’annonçait. Le manque allait bientôt hurler sous sa peau.

— Cela a été un des problèmes, dit-il dans un nuage de fumée. Ce job nous a pris de vitesse. Il a fallu resserrer notre surveillance. Des flics t’observaient en permanence. Le voiturier d’un restaurant, je crois…

— La Marée.

— La Marée, c’est ça.

— Quand je travaillais à la Maison du Chocolat, un client venait souvent. Un homme que j’avais l’impression de connaître. C’était un flic ?

— Possible. Je ne connais pas les détails. Tout ce que je sais, c’est que tu nous échappais.

De nouveau, l’obscurité tomba. Mathilde réveilla les rampes de néon.

— Mais le vrai problème, c’était les crises, enchaîna-t-il. J’ai tout de suite pressenti qu’il y avait une faille. Et que cela allait empirer. Le trouble concernant les visages n’était qu’un signe avant-coureur : ta vraie mémoire était en train de refaire surface.

— Pourquoi les visages ?

— Aucune idée. Nous sommes dans la pure expérimentation.

Ses mains tremblaient de plus en plus. Il se concentra sur son discours :

— Quand Laurent t’a surprise à l’observer en pleine nuit, on a compris que tes troubles s’accentuaient. Il fallait t’interner.

— Pourquoi voulais-tu faire une biopsie ?

— Pour en avoir le cœur net. Peut-être que l’injection massive d’Oxygène-15 a provoqué une lésion. Il faut que je comprenne ce phénomène !

Il s’arrêta net, regrettant d’avoir crié. Il avait l’impression que des courts-circuits faisaient crépiter sa peau. Il balança sa cigarette et coinça ses doigts sous ses cuisses. Combien de temps allait-il tenir encore ?

Mathilde Wilcrau passa à la question cruciale :

— Les hommes de Charlier : où cherchent-ils ? Combien sont-ils ?

— Je ne sais pas. Je suis sur la touche. Laurent aussi. Je n’ai même plus de contact avec lui… Pour Charlier, le programme est clos. Il n’y a qu’une urgence : te récupérer et te retirer de la circulation. Vous lisez les journaux. Vous savez ce qui se passe dans les médias, dans l’opinion publique, pour une malheureuse écoute téléphonique non autorisée. Imaginez ce qui arriverait si le projet était connu.

— Je suis donc la femme à abattre ? demanda Anna.

— La femme à soigner, plutôt. Tu ne sais pas ce que tu as dans la tête. Tu dois te rendre, te remettre entre les mains de Charlier. Entre nos mains. C’est la seule solution pour que tu guérisses, et qu’on ait tous la vie sauve !

Il leva les yeux au-dessus de l’arc de ses lunettes. Il les voyait floues, et c’était mieux comme ça. Il renchérit :

— Bon Dieu, vous ne connaissez pas Charlier ! Je suis certain qu’il a agi en toute illégalité. Maintenant, il fait le ménage. A l’heure qu’il est, je ne sais même pas si Laurent est encore vivant. Tout est foutu, à moins qu’on puisse encore te traiter…

Sa voix mourut dans sa gorge. A quoi bon poursuivre ? Lui-même ne croyait plus à cette éventualité. Mathilde énonça de sa voix basse :

— Tout ça ne nous dit pas pourquoi vous avez changé son visage.

Ackermann sentit un sourire monter à ses lèvres : il attendait cette question depuis le début.

— Nous n’avons pas changé ton visage.

— Quoi ?

Il les observa de nouveau à travers ses carreaux. La stupéfaction figeait leurs traits. Il planta ses yeux dans les pupilles d’Anna :

— Tu étais comme ça quand nous t’avons trouvée. Dès les premiers scanners, j’ai découvert les cicatrices, les implants, les pivots. C’était incroyable. Une opération esthétique complète. Un truc qui a dû coûter une fortune. Pas le genre d’intervention que peut se payer une ouvrière clandestine.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Que tu n’es pas une ouvrière. Charlier et les autres se sont trompés. Ils ont cru enlever une Turque anonyme. Mais tu es beaucoup plus que ça. Aussi dingue que cela puisse paraître, je crois que tu te cachais déjà dans le quartier turc quand ils t’ont découverte.

Anna éclata en sanglots :

— C’est pas possible… C’est pas possible… Quand tout cela s’arrêtera-t-il ?

— En un sens, continua-t-il avec un étrange acharnement, cette vérité explique le succès de la manipulation. Je ne suis pas un magicien. Je n’aurais jamais pu transformer à ce point une ouvrière débarquée d’Anatolie. Surtout en quelques semaines. Il n’y a que Charlier pour gober un truc pareil.

Mathilde s’arrêta sur ce dernier point :

— Qu’a-t-il dit quand tu lui as annoncé que son visage était modifié ?

— Je ne lui ai pas dit. J’ai caché à tout le monde ce fait délirant. (Il regarda Anna.) Même le dernier samedi, quand tu es venue à Becquerel, j’ai substitué les radios. Tes cicatrices apparaissaient sur tous les clichés.

Anna essuya ses larmes :

— Pourquoi tu as fait ça ?

— Je voulais achever l’expérience. L’occasion était trop belle… Ton état psychique était idéal pour tenter l’aventure. Seul comptait le programme…

Anna et Mathilde demeuraient interdites. Quand la petite Cléopâtre reprit, sa voix était aussi sèche qu’une feuille d’encens.

— Si je ne suis pas Anna Heymes, ni Sema Gokalp, qui suis-je ?

— Pas la moindre idée. Une intellectuelle, une immigrée politique… Ou une terroriste. Je…

Les néons s’éteignirent encore une fois. Mathilde n’esquissa pas un geste. L’obscurité parut s’approfondir comme une coulée de goudron. Un bref instant, il se dit : « Je me suis trompé, elles vont me tuer. » Mais la voix d’Anna résonna dans les ténèbres :

— Il n’y a qu’un seul moyen pour le savoir.

Personne ne rallumait la lumière. Eric Ackermann devinait la suite. Anna murmura, soudain près de lui :

— Tu vas me rendre ce que tu m’as volé. Ma mémoire.