HUIT
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Il s’était débarrassé du môme, et c’était déjà ça.
Après la corrida de la gare et ses révélations, Jean-Louis Schiffer avait emmené Paul Nerteaux dans une brasserie, en face de la gare de l’Est, La Strasbourgeoise. Il lui avait de nouveau expliqué les vrais enjeux de l’enquête, qui se résumaient à « cherchez la femme ». Pour l’heure, rien d’autre ne comptait ; ni les victimes ni les tueurs. Il leur fallait débusquer la cible des Loups Gris ; celle que ces derniers cherchaient depuis cinq mois dans le quartier turc et qu’ils avaient manquée jusqu’ici.
Enfin, au bout d’une heure de discussion serrée, Paul Nerteaux avait capitulé et pris un virage à cent quatre-vingts degrés. Son intelligence et sa capacité d’adaptation ne cessaient d’étonner Schiffer ; le môme avait alors défini lui-même la nouvelle stratégie à suivre.
Premier point : élaborer un portrait-robot de la Proie en se fondant sur les photographies des trois mortes, puis diffuser cet avis de recherche dans le quartier turc.
Deuxième point : renforcer les patrouilles, multiplier les contrôles d’identité, les fouilles à travers la Petite Turquie. Un tel ratissage pouvait paraître dérisoire mais, selon Nerteaux, on pouvait aussi tomber sur la femme par hasard. Ça s’était déjà vu : après vingt-cinq ans de cavale, Toto Riina, le chef suprême de Cosa Nostra, avait été arrêté à la suite d’un banal contrôle d’identité, en plein Palerme.
Troisième point : retourner chez Marius, le patron de l’Iskele, et étudier ses fichiers afin de voir si d’autres ouvrières ne correspondaient pas à ce signalement. Cette idée plaisait à Schiffer, mais il ne pouvait débarquer là-bas après le traitement qu’il avait infligé au marchand d’esclaves.
Il se réservait en revanche le quatrième point : rendre visite à Talat Gurdilek, chez qui travaillait la première victime. Il fallait terminer le boulot d’interrogatoire auprès des employeurs des femmes assassinées, et il était candidat.
Enfin, cinquième point, le seul orienté vers les tueurs eux-mêmes : lancer une recherche du côté de l’Immigration et des visas au cas où des ressortissants turcs connus pour leurs relations avec l’extrême droite ou la mafia seraient arrivés en France depuis le mois de novembre 2001. Ce qui supposait d’éplucher toutes les arrivées en provenance d’Anatolie depuis cinq mois, les confronter aux fichiers d’Interpol, et aussi les soumettre aux services de police turcs.
Schiffer ne croyait pas à cette piste, il connaissait trop bien les liens étroits existant entre ses collègues turcs et les Loups Gris, mais il avait laissé parler le jeune flic, tout feu tout flamme.
En vérité, il ne croyait à aucune de ces manœuvres. Mais il s’était montré patient, parce qu’il avait une nouvelle idée derrière la tête…
Alors qu’ils étaient en route vers l’île de la Cité, où Nerteaux comptait présenter son nouveau plan au juge Bomarzo, il avait tenté sa chance. Il lui avait expliqué que le meilleur moyen d’avancer maintenant serait de séparer les équipes. Pendant que Paul diffuserait les portraits-robots et qu’il « brieferait » les troupes des commissariats du 10e arrondissement, il pourrait, lui, filer chez Gurdilek…
Le jeune capitaine avait réservé sa réponse après sa visite au magistrat. Il l’avait fait poireauter plus de deux heures dans un troquet en face du palais de justice, le plaçant même sous la surveillance d’un planton. Puis il était sorti de son rancart gonflé à bloc : Bomarzo lui laissait les coudées franches pour son petit plan Vigipirate. A l’évidence, cette perspective l’exaltait, il était maintenant d’accord sur tout.
Il l’avait déposé à 18 heures boulevard de Magenta, près de la gare de l’Est et lui avait donné rendez-vous à 20 heures au café Sancak, rue du Faubourg-Saint-Denis, afin de faire le point.
Schiffer marchait maintenant dans la rue de Paradis. Enfin seul ! Enfin libre… A respirer le goût acide du quartier, à sentir la force magnétique de « son » territoire. La fin de journée ressemblait à une fièvre, pâle et engourdissante. Le soleil déposait sur chaque vitrine des particules de lumière, une sorte du talc doré, qui possédait une grâce macabre, un vrai maquillage d’embaumeur.
Il avançait d’un pas rapide, se conditionnant pour affronter celui qui était un des caïds majeurs du quartier : Talat Gurdilek. Un homme qui avait débarqué à Paris dans les années 60, à dix-sept ans, sans le moindre sou, sans le moindre atout, et qui possédait maintenant une vingtaine d’ateliers et d’usines de confection, en France et en Allemagne, ainsi qu’une bonne dizaine de pressings et de laveries automatiques. Un cador qui régnait sur tous les étages du quartier turc, officiels ou officieux, légaux ou illégaux. Quand Gurdilek éternuait, c’était tout le ghetto qui s’enrhumait.
Au 58, Schiffer poussa une porte cochère. Il s’engagea dans une impasse noirâtre traversée par un caniveau central, encadrée d’ateliers et d’imprimeries bourdonnants. Au bout de la ruelle, il atteignit une cour rectangulaire, dallée de losanges. Sur la droite se trouvait un escalier minuscule, qui descendait dans une longue douve surplombée de jardinets à moitié pelés.
Il adorait ce repli du quartier, caché aux regards, inconnu même de la plupart des habitants du bloc ; un cœur dans le cœur, une tranchée qui faussait tous les repères, verticaux et horizontaux. Une paroi de métal rouillé fermait le passage. Il posa sa main sur la cloison : elle était tiède.
Il sourit puis frappa avec violence.
Au bout d’un long moment, un homme vint ouvrir, libérant un nuage de vapeur. Schiffer se fendit de quelques explications en langue turque. Le portier s’effaça pour le laisser entrer. Le flic remarqua qu’il était pieds nus. Nouveau sourire : rien n’avait changé. Il plongea dans la touffeur.
La lumière blanche lui révéla le tableau familier : le couloir de faïence, les gros tuyaux calorifuges suspendus au plafond, revêtus de tissu chirurgical vert pâle ; les ruisseaux de larmes sur les carreaux ; les portes de fer bombées qui ponctuaient chaque sas et ressemblaient à des parois de chaudière, blanchies à la chaux vive.
Ils marchèrent ainsi pendant plusieurs minutes. Schiffer sentait ses chaussures clapoter dans les flaques. Son corps était déjà moite de transpiration. Ils obliquèrent dans un nouveau boyau en carrelage blanc, empli de brouillard. A droite, une embrasure s’ouvrit et dévoila un atelier d’où s’échappait un bruit de respiration géante.
Schiffer prit le temps de contempler le spectacle.
Sous un plafond de canalisations et de gaines éclaboussées de lumière, une trentaine d’ouvrières, pieds nus, portant des masques blancs, s’acharnaient sur des cuves ou des tables à repasser. Des jets de vapeur chuintaient selon une cadence régulière, des odeurs de détergent et d’alcool saturaient l’atmosphère.
Schiffer savait que l’usine de pompage du hammam se trouvait à proximité, quelque part sous leurs pieds, puisant l’eau à plus de huit cents mètres de profondeur, circulant dans les conduits, déferrisée, chlorée, chauffée, avant d’être canalisée soit vers le hammam proprement dit, soit vers cette teinturerie clandestine. Gurdilek avait eu l’idée de jouxter un atelier de nettoyage à ses propres bains-douches, afin d’exploiter un seul système de canalisations pour deux activités distinctes. Une stratégie économe : pas une goutte d’eau n’était perdue.
Au passage, le flic se rinça l’œil, observant les femmes masquées de coton, au front verni de sueur. Les blouses détrempées leur moulaient les seins et les fesses, larges et lâches comme il les aimait. Il s’aperçut qu’il était en érection. Il prit cela comme un bon présage.