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Dans la rue, Anna marchait les yeux baissés. Dans les soirées, elle parlait sans regarder son interlocuteur. Elle devenait un être fuyant, tremblant, apeuré. Les « autres » ne lui renvoyaient plus que l’image de sa propre folie. Un miroir de terreur.

A propos de Laurent, elle n’avait pas non plus décrit avec exactitude ses sensations. En vérité, son trouble n’était jamais clos, jamais totalement résolu après une crise. Elle en conservait toujours une trace, un sillage de peur. Comme si elle ne reconnaissait pas tout à fait son mari ; comme si une voix lui murmurait. « C’est lui, mais ce n’est pas lui. »

Son impression profonde était que les traits de Laurent avaient changé, qu’ils avaient été modifiés par une opération de chirurgie esthétique.

Absurde.

Ce délire avait un contrepoint plus absurde encore. Alors même que son mari lui apparaissait comme un étranger, un client de la boutique éveillait en elle une réminiscence familière, lancinante. Elle était certaine de l’avoir déjà vu quelque part… Elle n’aurait su dire ni où ni quand, mais sa mémoire s’allumait en sa présence ; un vrai frémissement électrostatique. Pourtant, jamais l’étincelle ne donnait naissance à un souvenir précis.

L’homme venait une ou deux fois par semaine et achetait toujours les mêmes chocolats : des Jikola. Des carrés fourrés à la pâte d’amandes, proches des friandises orientales. Il s’exprimait d’ailleurs avec un léger accent — peut-être arabe. Âgé d’une quarantaine d’années, il était toujours vêtu de la même manière, un jean et une veste en velours élimé, boutonnée jusqu’au col, à la manière d’un éternel étudiant. Anna et Clothilde l’avaient surnommé « Monsieur Velours ».

Chaque jour, elles attendaient sa visite. C’était leur suspense, leur énigme, égayant la succession des heures à la boutique. Souvent, elles se perdaient en hypothèses. L’homme était un ami d’enfance d’Anna ; ou un ancien flirt ; ou au contraire un dragueur furtif, qui avait échangé avec elle quelques regards dans un cocktail…

Anna savait maintenant que la vérité était plus simple. Cette réminiscence n’était qu’une des formes de ses hallucinations, provoquée par sa lésion. Elle ne devait plus s’attarder sur ce qu’elle voyait, sur ce qu’elle ressentait face aux visages puisqu’elle ne possédait plus un système cohérent de références.

La porte de la réserve s’ouvrit. Anna sursauta — elle s’aperçut que les chocolats étaient en train de fondre entre ses doigts serrés. Clothilde apparut dans l’encadrement de la porte. Elle siffla entre ses mèches : « Il est là. »

Monsieur Velours se tenait déjà près des Jikola.

— Bonjour, s’empressa Anna. Qu’est-ce que vous désirez ?

— Deux cents grammes, comme d’habitude.

Elle se glissa derrière le comptoir central, attrapa une pince, un sachet de papier cristal, puis commença à placer les pièces de chocolat. En même temps, elle coula un regard vers l’homme, à travers ses cils baissés. Elle aperçut d’abord ses grosses chaussures, en cuir retourné, puis le jean trop long, qui plissait comme un accordéon, et enfin la veste de velours, couleur safran, où l’usure dessinait des plages sans côte d’un orange lustré.

Enfin, elle se risqua à scruter son visage.

C’était une tête rude, carrée, encadrée de cheveux hirsutes et châtains. Plutôt un visage de paysan qu’un faciès raffiné d’étudiant. Ses sourcils étaient froncés, en une expression de contrariété, ou même de colère rentrée.

Pourtant, Anna l’avait déjà remarqué, quand ses paupières s’ouvraient, elles révélaient de longs cils de fille et des iris mauves, aux contours noir doré ; le dos d’un bourdon survolant un champ de violettes sombres. Où avait-elle déjà vu ce regard ?

Elle posa le sachet sur la balance.

— Onze euros, s’il vous plaît.

L’homme paya, attrapa ses chocolats et tourna les talons. La seconde d’après, il était dehors.

Malgré elle, Anna le suivit jusqu’au seuil ; Clothilde la rejoignit. Elles regardèrent la silhouette traverser la rue du Faubourg-Saint-Honoré puis s’enfouir dans une limousine noire aux vitres fumées, portant une immatriculation étrangère.

Elles restèrent plantées là, sur le perron, comme deux sauterelles dans la lumière du soleil.

— Alors ? demanda enfin Clothilde. Qui c’est ? Tu ne sais toujours pas ?

La voiture disparut dans la circulation. En guise de réponse, Anna murmura :

— T’as une clope ?

Clothilde tira de sa poche de pantalon un paquet froissé de Marlboro Light. Anna inhala sa première bouffée, retrouvant l’apaisement du matin, dans la cour de l’hôpital. Clothilde déclara d’un ton sceptique :

— Y a quelque chose qui colle pas, dans ton histoire.

Anna se tourna, coude en l’air, cigarette dressée comme une arme.

— Quoi ?

— Admettons que tu aies connu ce mec et qu’il ait changé. Okay.

— Eh bien ?

Clothilde retroussa ses lèvres, produisant un son de canette décapsulée :

— Pourquoi, lui, il ne te reconnaît pas ?

Anna regarda les voitures filer sous le ciel terne, les gouaches de lumière zébrer leurs carrosseries. Au-delà, elle vit la devanture de bois de Mariage Frères, les vitraux froids du restaurant La Marée et son voiturier placide qui ne cessait de l’observer.

Ses mots se fondirent dans la fumée bleutée :

— Folle. Je deviens folle.

5

Une fois par semaine, Laurent retrouvait les mêmes « camarades » pour le dîner. C’était un rituel infaillible, une sorte de cérémonial. Ces hommes n’étaient pas des amis d’enfance ni les membres d’un cercle particulier. Ils ne partageaient aucune passion commune. Ils appartenaient simplement à la même corporation : ils étaient flics. Ils s’étaient connus à des échelons divers et étaient aujourd’hui parvenus, chacun dans son domaine, au sommet de la pyramide.

Anna, comme les autres épouses, était rigoureusement exclue de ces rencontres ; et lorsque le dîner se déroulait dans leur appartement de l’avenue Hoche, elle était priée d’aller au cinéma.

Pourtant, trois semaines plus tôt, Laurent lui avait proposé de se joindre à la réunion suivante. Elle avait d’abord refusé, d’autant plus que son mari avait ajouté, de son ton de garde-malade : « Tu verras, ça te distraira. » Puis elle s’était ravisée ; elle était finalement assez curieuse de rencontrer des collègues de Laurent, d’observer d’autres profils de hauts fonctionnaires. Après tout, elle ne connaissait qu’un seul modèle : le sien.

Elle n’avait pas regretté sa décision. Lors de cette soirée, elle avait découvert des hommes durs mais passionnants, qui s’exprimaient entre eux sans tabou ni réserve. Elle s’était sentie comme une reine dans ce groupe, seule femme à bord, auprès de laquelle ces policiers rivalisaient d’anecdotes, de faits d’armes, de révélations.

Depuis ce premier soir, elle participait à chaque dîner et avait appris à mieux les connaître. A repérer leurs tics, leurs atouts — et aussi leurs obsessions. Ces dîners offraient une vraie photographie du monde de la police. Un monde en noir et blanc, un univers de violence et de certitudes, à la fois caricatural et fascinant.

Les participants étaient toujours les mêmes, à quelques exceptions près. Le plus souvent, c’était Alain Lacroux qui dirigeait les conversations. Grand, maigre, vertical, la cinquantaine exubérante, il ponctuait chaque fin de phrase d’un coup de fourchette ou d’un dodelinement de la tête. Même l’inflexion de son accent méridional participait à cet art de la finition, du cisèlement. Tout en lui chantait, ondulait, souriait — nul n’aurait pu soupçonner ses responsabilités réelles : il dirigeait la sous-direction des Affaires criminelles de Paris.