Deux contre tous : voilà un langage qui lui parlait.
Il recula dans la vapeur, salua le vieux pacha puis, sans un mot, remonta les marches.
Gurdilek brûla un dernier rire :
— C’est l’heure de faire le ménage chez toi, mon frère.
44
D’un coup d’épaule, Schiffer poussa la porte du commissariat.
Tous les regards se fixèrent sur lui. Trempé jusqu’aux os, il les cadra en retour, savourant leurs expressions effarées. Deux groupes d’agents de la voie publique, en ciré, étaient sur le départ. Des lieutenants, blouson de cuir sur le dos, enfilaient leur brassard rouge. Les grandes manœuvres avaient déjà commencé.
Sur le comptoir, Schiffer repéra une pile de portraits-robots. Il eut une pensée pour Paul Nerteaux qui distribuait ses affiches dans tous les hôtels de police du 10e arrondissement comme s’il s’agissait de tracts politiques, sans se douter une seule seconde qu’il était le pigeon de l’affaire. Une nouvelle suée de rage le saisit.
Sans un mot, il grimpa jusqu’au premier étage. Il s’engouffra dans un couloir percé de portes en contre-plaqué et alla droit à la troisième.
Beauvanier n’avait pas changé. Carrure gonflée, veste en cuir noir, baskets Nike surélevées. Le flic souffrait d’une affection étrange, de plus en plus répandue chez les condés : le jeunisme. Il approchait la cinquantaine mais s’obstinait à jouer encore au rappeur affranchi.
Il était en train de fixer son étui de ceinture, en vue de l’expédition nocturne.
— Schiffer ? s’étrangla-t-il. Qu’est-ce que tu fous là ?
— Comment ça va, ma caille ?
Avant qu’il ait pu répondre, Schiffer l’empoigna par les revers de sa veste et le plaqua contre le mur. Des collègues arrivaient déjà à la rescousse. Beauvanier leur adressa un geste d’apaisement, au-dessus de son agresseur :
— Pas de problème, les gars ! C’est un pote !
Schiffer murmura, tout près de son visage :
— Sema Gokalp. 13 novembre dernier. Le hammam de Gurdilek.
Les pupilles s’écarquillèrent. La bouche trembla. Schiffer lui cogna le crâne contre la cloison. Les flics se précipitèrent. Il sentait déjà les poings se serrer sur ses épaules mais Beauvanier agita encore sa main, s’efforçant de rire :
— C’est un ami, j’vous dis. Tout va bien !
L’emprise se relâcha. Les pas reculèrent. Enfin, la porte se referma, lentement, comme à regret. Schiffer desserra à son tour son étreinte et demanda d’un ton plus calme :
— Qu’est-ce que t’as fait de ce témoin ? Comment l’as-tu fait disparaître ?
— Man, ça s’est pas passé comme ça. J’ai rien fait disparaître du tout…
Schiffer recula, pour mieux le contempler. Il avait un visage d’une douceur étrange. Un visage de fille, cerné par des cheveux très noirs, aux yeux très bleus. Il lui rappelait une fiancée irlandaise qu’il avait eue dans sa jeunesse : une « Black-Irish », qui jouait les contrastes en noir et blanc au lieu du classique « blanc et roux ».
Le flic-rappeur portait une casquette de base-ball, visière tournée sur la nuque, sans doute pour faire plus racaille.
Schiffer attrapa une chaise et l’assit de force :
— Je t’écoute. Je veux tous les détails.
Beauvanier tenta de sourire, mais sa tentative resta vaine.
— Cette nuit-là, une voiture-patrouille a croisé une BMW. Des mecs qui sortaient du hammam La Porte bleue et…
— Je sais tout ça. Quand es-tu intervenu ?
— Une demi-heure après. Les gars m’ont appelé. Je les ai rejoints chez Gurdilek. Avec l’Unité de Police technique.
— C’est toi qui as découvert la fille ?
— Non. Ils l’avaient trouvée entre-temps. Elle était trempée. Tu connais le boulot des nanas là-bas. C’est…
— Décris-la-moi.
— Petite. Brune. Maigre comme une arête. Elle claquait des dents. Elle murmurait des trucs incompréhensibles. Du turc.
— Elle vous a raconté ce qu’elle avait vu ?
— Que dalle. Elle nous voyait même pas. Traumatisée, la nana.
Beauvanier ne mentait pas : sa voix sonnait juste. Schiffer allait et venait dans la pièce, sans cesser de le dévisager.
— Selon toi, qu’est-ce qui s’est passé dans le hammam ?
— Je sais pas. Une histoire de racket. Des mecs venus jouer les gros bras.
— Un racket, chez Gurdilek ? Qui se frotterait à lui ?
L’officier rajusta sa veste en cuir, comme si son col le démangeait.
— On sait jamais avec les Turcs. Il y avait peut-être un nouveau clan dans le quartier. Ou alors un coup des Kurdes. Man, c’est leur bizness. Gurdilek a même pas porté plainte. On a fait une procédure à plat et…
Une nouvelle évidence le frappa. Les hommes de La Porte bleue n’avaient pas parlé de l’enlèvement de Zeynep ni des Loups Gris. Beauvanier croyait donc vraiment à son hypothèse de racket. Personne n’avait établi de lien entre cette simple « visite » dans le hammam et la découverte du premier corps, deux jours plus tard.
— Qu’est-ce que t’as fait de Sema Gokalp ?
— Au poste, on lui a donné un survêtement, des couvertures. Elle tremblait de partout. On a trouvé son passeport cousu dans sa jupe. Elle avait pas de visa, rien. Du tout cuit pour l’Immigration. Je leur ai balancé un rapport par fax. J’en ai envoyé un aussi à l’état-major, place Beauvau, histoire de me couvrir. Y’avait plus qu’à attendre.
— Ensuite ?
Beauvanier soupira, passant son index sous son col :
— Ses tremblements ont continué. C’est devenu carrément flippant. Elle claquait des dents, elle pouvait rien boire ni manger. A 5 heures du mat, je me suis décidé à l’emmener à Sainte-Anne.
— Pourquoi toi et pas les îlots ?
— Ces cons-là voulaient lui mettre la ceinture de contention. Et puis… Je sais pas. Cette fille avait quelque chose… J’ai rempli un « 32 13 » et j’l’ai embarquée.
Sa voix s’éteignit. Il ne cessait plus de se gratter la nuque. Schiffer aperçut des traces profondes d’acné. « Toxico », pensa-t-il.
— Le lendemain matin, j’ai appelé les mecs de la VPE. J’les ai orientés sur Sainte-Anne. A midi, ils m’ont rappelé : ils n’avaient pas trouvé la fille.
— Elle s’était tirée ?
— Non. Des flics étaient déjà venus la chercher, à 10 heures du matin.
— Quels flics ?
— Tu vas pas me croire.
— Essaie toujours.
— Selon le toubib de garde, c’étaient des gars de la DNAT.
— La division antiterroriste ?
— Je suis allé vérifier moi-même. Ils avaient présenté un ordre de transfert. Tout était en règle.
Pour son retour au bercail, Schiffer n’aurait pu rêver un plus beau feu d’artifice. Il s’assit sur un coin du bureau. Chacun de ses gestes dégageait encore une bouffée de menthe.
— Tu les as contactés ?
— J’ai essayé, ouais. Mais les mecs sont restés discrets. D’après ce que j’ai cru comprendre, ils avaient intercepté mon rapport, place Beauvau. Ensuite, Charlier a donné des ordres.
— Philippe Charlier ?
Le capitaine hocha la tête. Toute cette histoire semblait le dépasser complètement. Charlier était un des cinq commissaires de la division antiterroriste. Un policier ambitieux que Schiffer connaissait depuis son passage à l’antigang, en 77. Un pur salopard. Peut-être plus malin que lui, mais pas moins brutal.