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— Après ?

— Après, rien. J’ai plus jamais eu de nouvelles.

— Te fous pas de ma gueule.

Beauvanier hésita. La sueur perlait sur son front. Ses yeux demeuraient baissés.

— Le lendemain, Charlier en personne m’a appelé. Y m’a posé un tas de questions sur l’affaire. Où la Turque avait été trouvée, dans quelles circonstances, tout ça.

— Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

— Ce que je savais.

« C’est-à-dire rien, ducon », pensa Schiffer. Le flic à casquette acheva :

— Charlier m’a prévenu qu’il se chargeait du dossier. Le transfert au parquet, le Service de Contrôle des Etrangers, la procédure habituelle. Il m’a aussi fait comprendre que j’avais intérêt à la boucler.

— Ton rapport, tu l’as toujours ?

Un sourire s’insinua dans son visage effaré.

— A ton avis ? Y sont passés le prendre le jour même.

— Et la main courante ?

Le sourire se transforma en un rire :

— Quelle main courante ? Man, ils ont tout effacé. Même l’enregistrement du trafic radio. Y z’ont fait disparaître le témoin ! Purement et simplement.

— Pourquoi ?

— Qu’est-ce que j’en sais ? Cette fille avait rien à dire. Elle était complètement fêlée.

— Et toi, pourquoi tu l’as fermée ?

Le flic baissa la voix :

— Charlier me tient. Une vieille histoire.

Schiffer lui balança un direct dans le bras, de manière amicale, puis se leva. Il digérait ces informations, marchant de nouveau dans la pièce. Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’enlèvement de Sema Gokalp par la DNAT appartenait à une autre affaire. Une affaire qui n’avait rien à voir avec la série des meurtres ni les Loups Gris. Mais cela ne remettait pas en cause l’importance du témoin dans son enquête. Il devait retrouver Sema Gokalp — parce qu’elle avait vu quelque chose.

— Tu reprends du service ? risqua Beauvanier.

Schiffer rajusta son froc trempé et ignora la question. Il remarqua un des portraits-robots de Nerteaux, posé sur le bureau. Il l’attrapa, à la manière d’un chasseur de primes, et demanda :

— Tu te souviens du nom du toubib qui a pris en charge Sema à Sainte-Anne ?

— Je veux. Jean-François Hirsch. Y m’a arrangé un coup pour des ordonnances et…

Schiffer n’écoutait plus. Son regard revint se poser sur le portrait. C’était une synthèse habile des visages des trois victimes. Des traits larges et doux, rayonnant timidement sous une chevelure rousse. Un fragment de poème turc lui revint en mémoire : « Le padichah avait une fille / Semblable à la lune du quatorzième jour… »

Beauvanier hasarda encore :

— L’histoire de La Porte bleue, ç’a un rapport avec cette bonne femme ?

Schiffer empocha le portrait. Il attrapa la visière du policier et la remit à l’endroit :

— Si on te pose la question, tu trouveras bien quelque chose à nous rapper, « man ».

45

Hôpital Sainte-Anne, 21 heures. Il connaissait bien la place. Le long mur d’enclos, aux pierres serrées ; la petite porte, 17, rue Broussais, aussi discrète qu’une entrée des artistes ; puis la cité elle-même, vallonnée, alambiquée, immense. Un ensemble de blocs et de pavillons mêlant les siècles et les architectures. Une véritable forteresse, verrouillée sur un univers de démence.

Ce soir, pourtant, la citadelle ne semblait pas aussi bien surveillée que cela. Dès les premiers édifices, des banderoles annonçaient la couleur : « SÉCURITÉ EN GRÈVE », « L’EMBAUCHE OU LA MORT ! » Plus loin, d’autres draps affichaient : « NON AUX HEURES SUP ‘ », « RTT = ARNAQUE », « JOURS FÉRIÉS ENVOLÉS »…

L’idée du plus grand hôpital psychiatrique de Paris livré à lui-même, laissant les patients galoper en toute liberté, amusa Schiffer. Il imaginait déjà une nef des fous, un bordel généralisé où les malades auraient pris la place des médecins le temps d’une nuit. Mais, pénétrant sur les lieux, il ne découvrit qu’une ville fantôme, totalement déserte.

Il suivit les panneaux rouges, la direction des urgences neurochirurgicales et neurologiques, et remarqua au passage les noms des allées. Il venait d’emprunter l’allée « Guy de Maupassant » et remontait maintenant le sentier « Edgar Allan Poe ». Il se demanda s’il s’agissait d’un trait d’humour de la part des concepteurs de l’hôpital. Maupassant avait sombré dans la folie avant de mourir, et l’auteur du Chat noir, alcoolique, n’avait pas dû finir avec les idées très claires non plus. Dans les villes communistes, les avenues s’appelaient « Karl Marx » ou « Pablo Neruda ». A Sainte-Anne, les allées portaient les noms des ténors de la folie.

Schiffer ricana dans son col, s’efforçant de jouer son rôle habituel de flic fort en gueule, mais il sentait déjà la trouille l’envahir. Trop de souvenirs, trop de blessures derrière ces murs…

C’était dans un de ces bâtiments qu’il avait échoué après l’Algérie, alors qu’il avait à peine vingt ans. Névrose de guerre. Il était resté interné plusieurs mois, traqué par ses hallucinations, rongé par ses idées de suicide. D’autres, qui avaient travaillé à ses côtés à Alger, au sein des Détachements Opérationnels de Protection, n’avaient pas tant hésité. Il se souvenait d’un jeune Lillois qui s’était pendu aussitôt rentré chez lui. Et de ce Breton qui s’était coupé la main droite à la hache, dans la ferme familiale — la main qui avait branché les électrodes, qui avait appuyé les nuques dans les baignoires…

Le hall des urgences était désert.

Un grand carré vide, tapissé de carreaux grenat. La pulpe d’une orange sanguine. Schiffer appuya sur la sonnette, puis vit arriver une infirmière à l’ancienne : blouse cintrée à cordon, chignon et lunettes double foyer.

La femme tiqua devant son allure dépenaillée, mais il montra sa carte d’un geste rapide et expliqua ce qui l’amenait. Sans un mot, l’infirmière partit en quête du docteur Jean-François Hirsch.

Il s’assit sur un des sièges fixés au mur. Les parois de céramique lui parurent s’assombrir. Malgré ses efforts, il ne parvenait pas à endiguer les souvenirs qui sourdaient du fond de son crâne.

1960.

Quand il avait débarqué à Alger, pour devenir « agent de renseignements », il n’avait pas cherché à se défiler, ni à atténuer l’atrocité du boulot par l’alcool ou les cachets de l’infirmerie. Au contraire : il s’était mis à pied d’œuvre, jour et nuit, se persuadant qu’il demeurait maître de son destin. La guerre l’avait acculé au grand choix, le seul, l’unique : le choix de son camp. Il ne pouvait plus reculer, ni se retourner. Et il ne pouvait pas avoir tort, c’était cela ou se faire sauter le caisson.

Il avait pratiqué la torture jour et nuit, arrachant des aveux aux fellouzes. D’abord selon les méthodes habituelles : coups, électrocutions, baignoire. Puis il avait initié ses propres techniques. Il avait organisé des simulacres d’exécution, emmenant des prisonniers cagoulés hors de la ville, les regardant chier dans leur froc quand il écrasait son arme sur leur tempe. Il avait concocté des cocktails à l’acide, qu’il leur administrait de force, à coups d’entonnoir planté dans la gorge. Il avait volé des instruments médicaux à l’hôpital, afin de créer quelques variantes, comme cette pompe stomacale qu’il utilisait pour injecter de l’eau dans les narines…