La peur, il la modelait, la sculptait, lui donnait des formes, toujours plus intenses. Lorsqu’il avait décidé de saigner à blanc ses prisonniers, à la fois pour les affaiblir et pour donner leur sang aux victimes des attentats, il avait ressenti une ivresse étrange. Il s’était senti devenir un dieu, possédant le droit de vie et de mort sur les hommes. Parfois, dans la salle d’interrogatoire, il riait tout seul, aveuglé par son pouvoir, contemplant avec émerveillement le sang qui vernissait ses doigts.
Un mois plus tard, il avait été rapatrié en France, frappé de mutisme complet. Ses mâchoires étaient paralysées : impossible de dire un mot. Il avait été interné à Sainte-Anne, dans un bâtiment occupé exclusivement par des traumatisés de guerre. Ce genre de lieu où les couloirs sourdaient de gémissements, où il était impossible de finir son déjeuner sans être éclaboussé par le vomi d’un de ses voisins de table.
Claquemuré dans son silence, Schiffer vivait en pleine terreur. Dans les jardins, il souffrait de désorientation, ne sachant plus où il se trouvait, se demandant si les autres malades n’étaient pas les détenus qu’il avait torturés. Quand il marchait dans la galerie du pavillon, il rasait les murs pour ne pas « être vu par ses victimes ».
La nuit, les cauchemars prenaient le relais des hallucinations. Des hommes nus révulsés sur leur chaise ; des testicules qui flambaient sous les électrodes ; des mâchoires qui se fracassaient contre l’émail des lavabos ; des narines qui saignaient, obstruées par la seringue… En vérité, tout cela n’était pas des visions, mais des souvenirs. Il revoyait surtout cet homme, suspendu la tête en bas, dont il avait fait éclater le crâne d’un coup de pied. Et il se réveillait noyé de sueur, s’imaginant encore éclaboussé de cervelle. Il scrutait l’intérieur de sa chambre et discernait autour de lui les murs lisses d’une cave, la baignoire fraîchement installée et, sur une table centrale, la génératrice de poste radio ANGRC 9 — la fameuse « gégène ».
Les médecins lui expliquèrent qu’il était impossible de refouler de tels souvenirs. Ils lui conseillèrent au contraire de les affronter, de leur consacrer chaque jour un moment d’attention volontaire. Une telle stratégie collait avec son caractère. Il ne s’était pas dégonflé sur le terrain ; il n’allait pas se liquéfier maintenant, dans ces jardins peuplés de fantômes.
Il avait signé son billet de sortie et plongé dans la vie civile.
Il avait postulé pour devenir flic, dissimulant ses antécédents psychiatriques, mettant en avant son grade de sergent et ses distinctions militaires. Le contexte politique jouait en sa faveur. Les attentats de l’OAS se multipliaient à Paris. On manquait de gars pour traquer les terroristes. On manquait de nez pour flairer le terrain… Et cela, il savait faire. Tout de suite, son sens de la rue avait fait merveille. Ses méthodes également. Il travaillait en solitaire, sans l’aide de personne, et ne visait que les résultats. Qu’il obtenait à l’arraché.
Son existence serait désormais à cette image. Il parierait toujours sur lui-même, et seulement sur lui-même. Il serait au-dessus des lois, au-dessus des hommes. Il serait sa propre et seule loi, puisant dans sa volonté le droit d’exercer sa justice. Une sorte de pacte cosmique : sa parole contre le merdier du monde.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
La voix le fit sursauter. Il se leva et photographia le nouvel arrivant.
Jean-François Hirsch était grand — plus d’un mètre quatre-vingts — et étroit. Ses longs bras étaient dotés de mains massives. Deux contrepoids, pensa Schiffer, qui donnaient un équilibre à sa silhouette longiligne. Il possédait aussi une belle tête, auréolée d’une chevelure brune et bouclée. Un autre point d’équilibre… Il ne portait pas de blouse mais un manteau de loden. A l’évidence, il était sur le départ.
Schiffer se présenta, sans sortir sa carte :
— Lieutenant principal Jean-Louis Schiffer. J’ai quelques questions à vous poser. Ça ne prendra que quelques minutes.
— Je quitte le service. Et je suis déjà en retard. Ça ne peut pas attendre demain ?
La voix était un autre contrepoids. Grave. Stable. Solide.
— Désolé, rétorqua le flic. L’affaire est importante.
Le médecin toisa son interlocuteur. L’odeur de menthe se dressait entre eux comme un paravent de fraîcheur. Hirsch soupira et s’assit sur un des sièges boulonnés :
— De quoi s’agit-il ?
Schiffer demeura debout.
— Une ouvrière turque que vous avez examinée le 14 novembre 2001, au matin. Elle avait été amenée par le lieutenant Christophe Beauvanier.
— Et alors ?
— Cette affaire nous paraît comporter des irrégularités de procédure.
— Vous êtes de quel service au juste ?
Le flic la joua au ventre :
— Enquête interne. Inspection Générale des Services.
— Je vous préviens. Je ne dirai pas un mot sur le capitaine Beauvanier. Le secret professionnel, ça vous dit quelque chose ?
Le toubib se trompait sur le mobile de l’investigation. A coup sûr, il avait dû aider « Mister Man » à décrocher d’un de ses problèmes de drogue. Schiffer prit son ton de grand seigneur :
— Mon enquête ne porte pas sur Christophe Beauvanier. Peu importe que vous lui ayez prescrit un traitement à la méthadone.
Le médecin haussa un sourcil — Schiffer avait visé juste — puis se radoucit :
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— L’ouvrière turque. Je m’intéresse aux policiers qui sont venus la chercher, ensuite.
Le psychiatre croisa les jambes et lissa le pli de son pantalon :
— Ils sont arrivés environ quatre heures après son admission. Ils avaient l’ordre de transfert, l’ordonnance d’expulsion. Tout était parfaitement en ordre. Presque trop, je dirais.
— Trop ?
— Les formulaires étaient tamponnés, signés. Ils émanaient directement du ministère de l’Intérieur. Tout cela à 10 heures du matin. C’était bien la première fois que je voyais autant de paperasses pour une simple irrégulière.
— Parlez-moi d’elle.
Hirsch observa le bout de ses chaussures. Il regroupait ses idées :
— Quand elle est arrivée, j’ai cru à une hypothermie. Elle tremblait. Elle était à bout de souffle. Après l’avoir examinée, je me suis rendu compte que sa température était normale. Son système respiratoire n’était pas endommagé non plus. Ses symptômes étaient hystériques.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Il eut un sourire supérieur :
— Elle avait les signes physiques, mais aucune des causes physiologiques. Tout venait d’ici. (Il pointa son index sur la tempe.) De la tête. Cette femme avait reçu un choc psychologique. Son corps réagissait en conséquence.
— Quel genre de choc, à votre avis ?
— Une peur violente. Elle présentait les stigmates caractéristiques d’une angoisse exogène. L’analyse de sang l’a confirmé. Nous avons détecté les traces d’une décharge importante d’hormones. Et aussi un pic de cortisol, très significatif. Mais cela devient un peu technique pour vous…
Le sourire hautain s’accentua.
Ce type commençait à l’agacer avec ses grands airs. Il parut le sentir et ajouta sur un ton plus naturel :
— Cette femme avait subi un stress intense. A ce niveau, je parlerais même d’un trauma. Elle me rappelait les cas qu’on rencontre après les batailles, sur les fronts armés. Des paralysies inexplicables, des asphyxies subites, des bégaiements, ce type de…