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Schiffer se prêta à une nouvelle fouille. On prévint Charlier, par VHP cette fois. Enfin, il put atteindre une double porte de bois clair surmontée d’une plaque de cuivre. Compte tenu de l’ambiance, il était inutile de frapper.

Le Géant Vert était assis derrière un bureau de chêne massif, en bras de chemise. Il se leva et se fendit d’un large sourire.

— Schiffer, mon vieux Schiffer…

Il y eut une poignée de main silencieuse, durant laquelle les deux hommes se jaugèrent. Charlier était immuable. Un mètre quatre-vingt-cinq. Plus de cent kilos. Un roc affable, au nez cassé et à la moustache de nounours, portant encore, en dépit de ses hautes responsabilités, une arme à la ceinture.

Schiffer remarqua la qualité de sa chemise — bleu ciel à col blanc, le célèbre modèle signé Charvet. Mais malgré ses efforts d’élégance, le policier conservait dans sa physionomie quelque chose de terrible ; une puissance physique qui le plaçait sur une autre échelle que les autres humains. Le jour de l’Apocalypse, quand les hommes n’auraient plus que leurs mains pour se défendre, Charlier serait un des derniers à mourir…

— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il en s’enfonçant à nouveau dans le cuir de son fauteuil. (Il toisait avec mépris son interlocuteur déguenillé. Il agita les doigts au-dessus des dossiers qui encombraient son bureau.) J’ai pas mal de boulot.

Schiffer sentait que la décontraction était feinte : Charlier était tendu. Il attaqua, ignorant le siège que le commissaire lui désignait :

— Le 14 novembre 2001, tu as fait transférer un témoin dans une affaire de violation d’entreprise privée. La Porte bleue, un hammam, dans le 10e arrondissement. Le témoin s’appelait Sema Gokalp. Le responsable de l’enquête était Christophe Beauvanier. Le problème, c’est que personne ne sait où tu as transféré la femme. Tu as effacé sa trace, tu l’as fait disparaître. Je me fous de connaître tes raisons. Je ne veux savoir qu’une chose : où est-elle aujourd’hui ?

Charlier bâilla sans répondre. C’était bien imité, mais Schiffer savait lire les sous-titres : l’ogre était sidéré. On venait de déposer une bombe sur son bureau.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, fit-il enfin. Pourquoi tu cherches cette femme ?

— Elle est liée à une affaire sur laquelle je travaille.

Le commissaire prit un ton raisonneur :

— Schiffer, t’es à la retraite.

— J’ai repris du service.

— Quelle affaire ? Quel service ?

Schiffer savait qu’il devait lâcher du lest s’il voulait obtenir la moindre information :

— J’enquête sur les trois meurtres du 10e arrondissement.

Le visage cabossé se contracta :

— C’est la DPJ du 10e qui s’en occupe. Qui t’a mis sur le coup ?

— Le capitaine Paul Nerteaux, le responsable du dossier.

— Quel rapport avec ta Sema quelque chose ?

— C’est la même affaire.

Charlier se mit à jouer avec un coupe-papier. Une sorte de poignard d’origine orientale. Chaque nouveau geste trahissait un peu plus sa nervosité.

— J’ai vu passer un procès-verbal sur cette histoire de hammam, admit-il enfin. Un problème de racket, je crois…

Schiffer était capable de reconnaître la moindre nuance, la moindre vibration d’une voix — le résultat d’années d’interrogatoires. Charlier était sincère sur le fond : l’attaque de la Porte bleue n’était rien à ses yeux. Encore un peu d’appât pour le ferrer pour de bon.

— C’était pas un racket.

— Non ?

— Les Loups Gris sont de retour, Charlier. Ce sont eux qui ont pénétré dans le hammam. Cette nuit-là, ils ont enlevé une fille. Le cadavre qu’on a retrouvé deux jours plus tard.

Les sourcils touffus semblaient dessiner deux points d’interrogation :

— Pourquoi s’amuseraient-ils à trucider une ouvrière ?

— Ils ont un contrat. Ils cherchent une femme. Dans le quartier turc. Tu peux me faire confiance pour ces choses-là. Ça fait déjà trois fois qu’ils se plantent.

— Quel est le lien avec Sema Gokalp ?

Le temps de mentir à demi :

— La nuit du hammam, elle a tout vu. C’est un témoin capital.

Un trouble passa dans les yeux de Charlier. Il ne s’attendait pas à cela. Pas du tout.

— De quoi s’agit-il, à ton avis ? Qu’est-ce qui est en jeu ?

— Je ne sais pas, mentit encore Schiffer. Mais je cherche ces tueurs. Et Sema peut me mettre sur leur piste.

Charlier se cala profondément dans son siège.

— Donne-moi une seule raison de t’aider.

Le flic s’assit enfin. La négociation commençait.

— Je suis d’humeur large, sourit-il, je vais t’en donner deux. La première, c’est que je pourrais révéler à tes supérieurs que tu subtilises les témoins dans une affaire d’homicide. Ça fait désordre.

Charlier lui rendit son sourire :

— Je peux fournir toute la paperasse. Son ordonnance d’expulsion. Son billet d’avion. Tout est en ordre.

— Ton bras est long, Charlier, mais il ne va pas jusqu’en Turquie. En un seul coup de fil, je prouve que Sema Gokalp n’est jamais arrivée là-bas.

Le commissaire semblait peser moins lourd dans son costume.

— Qui croirait un flic corrompu ? Depuis l’antigang, tu n’as pas cessé de collectionner les casseroles. (Il ouvrit ses mains, désignant la pièce.) Et moi, je suis en haut de la pyramide.

— C’est l’avantage de ma position. J’ai rien à perdre.

— Donne-moi plutôt la seconde raison.

Schiffer appuya ses coudes sur le bureau. Il savait déjà qu’il avait gagné.

— Le plan Vigipirate de 1995. Quand tu te laissais aller sur les suspects maghrébins au poste Louis-Blanc.

— Chantage à un commissaire ?

— Ou soulagement de conscience. Je suis à la retraite. Je pourrais avoir envie de vider mon sac. De me souvenir d’Abdel Saraoui, mort sous tes coups. Si j’ouvre la marche, ils me suivront tous à Louis-Blanc. Les hurlements du mec cette nuit-là, crois-moi, ils les ont encore sur l’estomac.

Charlier observait toujours le coupe-papier entre ses mains énormes. Quand il se remit à parler, sa voix avait changé :

— Sema Gokalp ne peut plus t’aider.

— Vous l’avez…?

— Non. Elle a subi une expérience.

— Quel genre d’expérience ?

Silence. Schiffer répéta :

— Quel genre d’expérience ?

— Un conditionnement psychique. Une technique nouvelle.

C’était donc ça. La manipulation psychique avait toujours été l’obsession de Charlier. Infiltrer le cerveau des terrorises, conditionner les consciences, ce genre de conneries… Sema Gokalp avait été un cobaye, le sujet d’un délire expérimental.

Schiffer envisagea toute l’absurdité de la situation : Charlier n’avait pas choisi Sema Gokalp, elle lui était seulement tombée dans les mains. Il ignorait qu’elle avait changé de visage. Et à l’évidence, il ignorait qui elle était vraiment.

Il se remit debout, électrisé des pieds à la tête :

— Pourquoi elle ?

— A cause de son état psychique, Sema souffrait d’une amnésie partielle, qui la rendait plus apte à subir notre traitement.

Schiffer se pencha, comme s’il avait mal entendu :

— T’es pas en train de me dire que vous lui avez lavé le cerveau ?