— Oublie tout ça.
— Quoi ?
— Il est plus temps de jouer au petit soldat. C’est pas le bon visage.
— QUOI ?
Schiffer inspira à fond.
— La femme que nous cherchons a subi une opération de chirurgie esthétique. C’est pour ça que les Loups Gris ne la trouvent pas.
— Vous… Vous avez des preuves ?
— J’ai même son nouveau visage. Tout coïncide. Elle s’est payé une opération de plusieurs centaines de milliers de francs pour effacer son ancienne identité. Elle a totalement changé son apparence physique : elle s’est teinte en brune et a perdu vingt kilos. Puis s’est planquée dans le quartier turc même il y a six mois.
Il y eut un silence. Quand Nerteaux reprit la parole, sa voix avait perdu plusieurs décibels :
— Qui… Qui est-elle ? Où a-t-elle trouvé l’argent pour l’opération ?
— Aucune idée, mentit-il. Mais c’est pas une simple ouvrière.
— Que savez-vous d’autre ?
Schiffer réfléchit quelques secondes. Puis il balança tout. La rafle des Loups Gris, qui s’étaient trompés de proie. Sema Gokalp en état de choc. Sa garde-à-vue à Louis-Blanc, puis son admission à Sainte-Anne. L’enlèvement par Charlier et son programme à la con.
Enfin, la nouvelle identité de la femme : Anna Heymes.
Quand il se tut, Schiffer crut entendre le cerveau du jeune flic tourner à plein régime. Il l’imaginait, totalement sonné, perdu quelque part dans le 10e arrondissement, au fond de sa cabine téléphonique. Comme lui-même. Deux pêcheurs de corail suspendus dans des cages solitaires, au milieu des grands fonds…
Enfin, Paul demanda d’un ton sceptique :
— Qui vous a raconté tout ça ?
— Charlier en personne.
— Il s’est mis à table ?
— On est de vieux complices.
— Foutaises.
Schiffer éclata de rire :
— Je vois que tu commences à comprendre dans quel monde tu évolues. En 1995, après l’attentat du RER Saint-Michel, la DNAT — ça s’appelait encore la Sixième Division — était à cran. Une nouvelle loi permettait de multiplier les gardes à vue, sans motif précis. Un vrai bordel — j’y étais. Il y a eu des rafles dans tous les sens, au sein des milieux islamistes, notamment dans le 10e arrondissement. Une nuit, Charlier a déboulé à Louis-Blanc. Il était persuadé de tenir un suspect, un homme du nom d’Abdel Saraoui. Il s’est acharné sur lui, à mains nues. J’étais dans le bureau d’à côté. Le gars est mort le lendemain, d’un éclatement du foie, à Saint-Louis. Ce soir, je lui ai rappelé ces beaux souvenirs.
— Vous êtes tous tellement pourris que ça vous donne une sorte de cohérence.
— Qu’est-ce que ça change si on obtient des résultats ?
— J’imaginais ma croisade d’une manière différente, c’est tout.
Schiffer ouvrit de nouveau la porte de sa cabine et aspira une goulée d’air du dehors.
— Maintenant, demanda Paul, où se trouve Sema ?
— C’est la cerise sur le gâteau, garçon. Elle vient de se faire la malle. Elle leur a faussé compagnie hier, dans la matinée. A priori, elle a deviné leur combine. Elle est même en train de retrouver la mémoire.
— Merde…
— Comme tu dis. Une femme court en ce moment dans Paris avec deux identités, deux groupes de salopards à ses trousses, et nous au milieu. A mon avis, elle est en train d’enquêter sur elle-même. Elle cherche à savoir qui elle est vraiment.
Une nouvelle pause, à l’autre bout du fil.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— J’ai conclu un marché avec Charlier. Je lui ai vendu l’idée que j’étais le plus qualifié pour débusquer cette femme. Une Turque, c’est mon domaine. Il m’a confié l’affaire, pour la nuit. Il est sur les dents. Son opération est illégale : ça pue le soufre à plein nez. J’ai le dossier de la nouvelle Sema, et deux pistes. La première est pour toi, si t’es toujours dans la course.
Il perçut des bruits de tissu, de papier. Nerteaux sortait son bloc :
— Allez-y.
— La chirurgie esthétique. Sema s’est offert un des meilleurs plasticiens de Paris. On doit le retrouver, ce type a eu un contact avec la vraie cible. Avant son changement de visage. Avant son lavage de cerveau. C’est sans doute le seul gars à Paris qui puisse nous dire quelque chose sur la véritable femme que les Loups recherchent. Tu prends ou non ?
Nerteaux ne répondit pas aussitôt, il devait être en train d’écrire.
— Ma liste va comporter des centaines de noms.
— Pas du tout. Il faut interroger les meilleurs, les virtuoses. Et parmi eux, ceux qui n’ont pas de scrupules. Refaire totalement un visage, c’est jamais innocent. T’as la nuit pour trouver le gars. A l’allure où vont les choses, on va bientôt plus être seuls sur ce coup.
— Les mecs de Charlier ?
— Non. Charlier ne sait même pas que Sema a changé de visage. Je te parle des Loups Gris eux-mêmes. Ça fait trois fois qu’ils se plantent. Ils vont finir par piger qu’ils ne cherchent pas la bonne gueule. Ils vont penser à la chirurgie esthétique, ils vont chercher le toubib. On va se retrouver sur les mêmes rails, je le sens. Je te laisse le dossier de la fille rue de Nancy, avec la photo de son nouveau visage. Tu passes le chercher et tu commences le boulot.
— Le portrait : je le donne aux patrouilles ?
Schiffer se prit une suée glacée :
— Surtout pas. Tu le montres seulement aux toubibs, associée à ton portrait-robot, compris ?
Le silence satura de nouveau la ligne.
Plus que jamais, deux plongeurs perdus dans les grands fonds.
— Et vous ? demanda Nerteaux.
— Je m’occupe de la deuxième piste. Les gars de la DNAT ont oublié de détruire les anciennes fringues de Sema. Un coup de bol. Ces vêtements contiennent peut-être un détail, un indice, quelque chose qui nous conduira à la femme initiale.
Il regarda sa montre : minuit. Le temps pressait, mais il voulait effectuer un dernier balayage.
— Rien de neuf de ton côté ?
— Le quartier turc est à feu et à sang mais maintenant…
— L’enquête de Naubrel et de Matkowska, ça n’a rien donné ?
— Toujours rien, non.
Nerteaux paraissait étonné par la question. Le gosse devait penser qu’il ne s’intéressait pas à la piste des caissons à haute pression. Il avait tort. Depuis le début, cette histoire d’azote l’intriguait.
Quand Scarbon l’avait évoquée, il avait dit : « Je ne suis pas plongeur. » Mais Schiffer, lui, l’était. Il avait passé des années de sa jeunesse à sonder la mer Rouge et la mer de Chine. Il avait même envisagé de tout plaquer pour ouvrir une école de plongée dans le Pacifique.
Il savait donc que la haute pression ne provoque pas seulement des problèmes de gaz dans le sang, mais produit aussi un effet hallucinogène, un état délirant que tous les plongeurs connaissent sous le nom d’ivresse des profondeurs.
Au début de l’enquête, quand ils pensaient traquer un tueur en série, Schiffer s’était senti mal à l’aise face à cet indice il ne voyait pas pourquoi un assassin capable de tisonner un vagin avec des lames de rasoir s’emmerderait à produire des bulles d’azote dans les veines de ses victimes. Cela ne collait pas. En revanche, dans le cadre d’un interrogatoire, ce délire des profondeurs prenait un sens.
Un des fondements de la torture consiste à souffler alternativement le froid et le chaud sur le prisonnier. Filer des baffes puis offrir une cigarette. Envoyer des décharges électriques puis proposer un sandwich. C’est dans ces moments de répit que l’homme craque le plus souvent.