C’était elle qui tenait désormais la barre.
Puis, à la faveur de l’interrogatoire du parking, Sema Gokalp était apparue. L’ouvrière mystérieuse, aux multiples contradictions. La clandestine venue d’Anatolie, qui parlait parfaitement le français. La prisonnière en état de choc, qui dissimulait derrière son silence et son visage modifié un autre passé…
Qui se cachait derrière ce nouveau nom ? Qui était la créature capable de se transformer à ce point pour devenir une autre ?
Réponse : quand elle retrouverait définitivement la mémoire. Anna Heymes. Sema Gokalp… Elle était comme une poupée russe, aux identités enchâssées, dont chaque nom, chaque silhouette, abritait toujours un autre secret.
Eric Ackermann quitta son siège. Il ôta le cathéter du bras d’Anna, recula le pied de la perfusion et releva le miroir de l’arc. L’expérience était terminée. Mathilde s’étira, puis essaya, une dernière fois, de regrouper ses idées. Elle n’y parvint pas. Une nouvelle image oblitérait son esprit.
Le henné.
Ces lignes rouges qui marquent les mains des femmes musulmanes lui semblaient tracer une frontière radicale entre son univers parisien et le monde lointain de Sema Gokalp. Un monde de déserts, de mariages organisés, de rites ancestraux. Un univers sauvage et effrayant, né à l’ombre des vents brûlants, des rapaces et des rocailles.
Mathilde ferma les yeux.
Des mains tatouées ; des arabesques brunes qui s’enchevêtrent au creux de paumes calleuses, autour de poignets mats, de doigts musclés ; pas un seul centimètre de peau n’est vierge de ces traits ; la ligne rouge ne se rompt jamais : elle se lance, se déploie, revient sur elle-même, en boucles et ciselures, jusqu’à donner naissance à une géographie hypnotique…
— Elle s’est endormie.
Mathilde sursauta. Ackermann se tenait devant elle. Sa blouse flottait sur ses épaules comme un drapeau blanc. Des perles de sueur scintillaient sur son front. Des tics et des tremblements l’agitaient, mais une étrange solidité émanait aussi de sa silhouette, l’assurance du savoir sous la nervosité du drogué.
— Comment ça s’est passé ?
Il attrapa une cigarette sur la console informatique et l’alluma. Il prit le temps d’inhaler une profonde bouffée puis répondit, dans un tunnel de fumée :
— Je lui ai d’abord injecté du Flumazenil, l’antidote du Valium. Ensuite, j’ai effacé mon propre conditionnement, en sollicitant chaque zone de sa mémoire, sous Oxygène-15. J’ai remonté, exactement, le même chemin. (Il dessinait un axe vertical avec sa cigarette.) Avec les mêmes mots, les mêmes symboles. Dommage que je n’aie plus les photographies, ni les vidéos des Heymes. Mais je pense que le travail principal est accompli. Pour l’instant, ses idées sont confuses. Ses vrais souvenirs vont revenir peu à peu. Anna Heymes va s’effacer et céder la place à la première personnalité. Mais attention (il agitait sa cigarette), c’est de l’expérimental pur !
Un vrai cinglé, pensa Mathilde, un mélange de froideur et d’exaltation. Elle ouvrit les lèvres mais un nouvel éclair l’arrêta. Le henné, encore une fois. Les lignes sur les mains prennent vie ; des anses, des torsades, des volutes serpentent le long des veines, s’enroulent autour des phalanges, jusqu’à atteindre les ongles noircis de pigments…
— Au début, ça ne sera pas une partie de plaisir, poursuivit Ackermann en tirant sur sa cigarette. Les différents niveaux de sa conscience vont se télescoper. Parfois, elle ne saura plus distinguer ce qui est vrai de ce qui est artificiel. Mais progressivement, sa mémoire initiale reprendra le dessus. Il y a aussi des risques de convulsions, avec le Flumazenil, mais je lui ai donné un autre truc pour atténuer les effets secondaires…
Mathilde repoussa sa chevelure en arrière, elle devait avoir une tête de spectre.
— Et les visages ?
Il balaya la fumée d’un geste vague.
— Ça devrait s’estomper aussi. Ses repères vont s’affirmer. Ses souvenirs, ses références vont se clarifier, et partant, ses réactions vont s’équilibrer. Mais encore une fois, tout ça est très nouveau et…
Mathilde perçut un mouvement de l’autre côté de la vitre. Elle fila aussitôt dans la salle d’imagerie médicale. Anna était déjà assise sur la table du Petscan, les jambes pendantes, les mains appuyées en arrière.
— Comment tu te sens ?
Un sourire flottait sur son visage. Ses lèvres claires marquaient à peine sa peau. Ackermann revint et éteignit les dernières machines.
— Comment tu te sens ? répéta-t-elle.
Anna lui lança un regard hésitant. A cet instant, Mathilde comprit. Il ne s’agissait plus de la même femme : les yeux indigo lui souriaient de l’intérieur d’une autre conscience.
— T’as une clope ? demanda-t-elle en retour, d’une voix qui cherchait son timbre.
Mathilde lui tendit une Marlboro. Elle suivit du regard la main frêle qui l’attrapait. En surimpression, les dessins au henné revinrent. Des fleurs, des pics, des serpents s’enroulent autour d’un poing serré. Un poing tatoué, fermé sur un pistolet automatique…
La femme à frange noire murmura, derrière la volute de sa cigarette :
— Je préférais être Anna Heymes.
52
La gare ferroviaire de Falmières, à dix kilomètres à l’ouest de Reims, était un bloc solitaire posé le long des rails en rase campagne. Une baraque en pierre meulière coincée entre l’horizon noir et le silence de la nuit. Pourtant, avec sa petite lanterne jaune et sa marquise de verre feuilleté, l’édifice possédait une apparence rassurante. Son toit de tuiles, ses murs divisés en deux bandeaux, bleu et blanc, ses barrières de bois lui donnaient un air de jouet verni — un décor de train électrique.
Mathilde stoppa la voiture sur l’aire de stationnement.
Eric Ackermann avait demandé à être déposé dans une gare. « N’importe laquelle, je me débrouillerai. »
Depuis qu’ils avaient quitté l’hôpital, personne n’avait dit un mot. Mais la qualité du silence avait changé. La haine, la colère, la défiance étaient retombées ; une forme de complicité, étrange, s’était même ébauchée entre les trois fuyards.
Mathilde éteignit le moteur. Elle aperçut dans son rétroviseur le visage blême du neurologue, assis à l’arrière. Une véritable lame de nickel. Ils sortirent dans le même mouvement.
Dehors, le vent s’était levé. De violentes bourrasques s’abattaient en plaques sonores sur le bitume. Au loin, des nuages acérés s’éloignaient comme une armée de sagaies, dévoilant une lune très pure, un gros fruit à pulpe bleue.
Mathilde ferma son manteau. Elle aurait donné cher pour un tube de crème hydratante. Il lui semblait que chaque rafale asséchait sa peau, creusait un peu plus les rides de son visage.
Ils marchèrent jusqu’à la barrière fleurie, toujours sans un mot. Elle songea à un échange d’otages, à l’époque de la guerre froide, sur un pont de l’ancien Berlin — aucun moyen de se dire adieu.
Anna demanda soudain :
— Et Laurent ?
Elle avait déjà posé la question, dans le parking de la place d’Anvers. C’était un autre versant de son histoire : la révélation d’un amour qui persistait, malgré la trahison, les mensonges, la cruauté.