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Ackermann paraissait trop épuisé pour mentir :

— Honnêtement, il y a très peu de chances pour qu’il soit encore vivant. Charlier ne laissera aucune trace derrière lui. Et Heymes n’était pas fiable. Au moindre interrogatoire, il aurait craqué. Il aurait même été foutu de se livrer lui-même. Depuis la mort de sa femme, il…

Le neurologue s’arrêta. Durant quelques instants, Anna parut tenir tête au vent, puis ses épaules s’affaissèrent. Elle se détourna sans un mot et regagna la voiture.

Mathilde considéra une dernière fois le grand échalas à la tignasse carotte, noyé dans son imperméable.

— Et toi ? demanda-t-elle, presque avec pitié.

— Je pars en Alsace. Je vais me noyer dans la masse des « Ackermann ».

Un ricanement de canard secoua sa carcasse. Puis il ajouta, avec un lyrisme exagéré :

— Ensuite, je trouverai une autre destination. Je suis un nomade !

Mathilde ne répondit pas. Il se dandinait, serrant son cartable sur son torse. Exactement le même qu’à la fac. Il entrouvrit les lèvres, hésita, puis chuchota :

— En tout cas, merci.

Il arma son index, en un salut de cow-boy, et tourna les talons vers la gare isolée, tendant ses épaules contre le vent. Où allait-il au juste ? « Je trouverai une autre destination. Je suis un nomade ! »

Parlait-il d’un pays terrestre ou d’une nouvelle région du cerveau ?

53

— La drogue.

Mathilde se concentrait sur les marques blanches de l’autoroute, que la vitesse saccadait. Les traits scintillaient devant ses yeux, comme certains planctons sous-marins brillent la nuit à l’étrave des navires. Au bout de quelques secondes, elle lança un regard à sa passagère. Un visage de craie, lisse, indéchiffrable.

— Je suis une trafiquante de drogue, reprit Anna d’un ton plat. Ce qu’on appelle, en français, un courrier. Un pourvoyeur. Un passeur.

Mathilde hocha la tête, comme si elle s’attendait à cette révélation. En fait, elle s’attendait à tout. Il n’y avait plus de limite à la vérité. Cette nuit, chaque nouveau pas donnerait lieu à un vertige.

Elle focalisa de nouveau son attention sur la route. De longues secondes passèrent avant qu’elle ne demande :

— Quel genre de drogues ? De l’héroïne ? De la cocaïne ? Des amphétamines ? Quoi ?

Sur les dernières syllabes, elle avait presque crié. Elle fit jouer ses doigts sur le volant. Se calmer. Immédiatement. La voix reprit :

— Héroïne. Exclusivement de l’héroïne. Plusieurs kilos à chaque voyage. Jamais plus. De la Turquie à l’Europe. Sur moi. Dans mes bagages. Ou par d’autres moyens. Il y a des astuces, des combines. Mon travail consistait à les connaître. Toutes.

Mathilde avait la gorge si sèche que chaque respiration lui était une souffrance.

— Pour… Pour qui tu travaillais ?

— Les règles ont changé, Mathilde. Moins tu en sauras, mieux ça sera.

Anna avait pris un ton étrange, presque condescendant.

— Quel est ton vrai nom ?

— Pas de vrai nom. Cela faisait partie du métier.

— Comment faisais-tu ? Donne-moi des détails.

Anna lui opposa un nouveau silence, dense comme du marbre. Puis, au bout d’un long moment, elle poursuivit :

— Ce n’était pas une existence très grisante. Vieillir dans les aéroports. Connaître les meilleurs lieux d’escale. Les frontières les moins bien gardées. Les correspondances les plus rapides, ou au contraire les plus compliquées. Les villes où les bagages vous attendent sur la piste. Les douanes où on vous fouille et celles où on ne vous fouille pas. La topographie des soutes, des lieux de transit.

Mathilde écoutait, mais captait surtout le grain de la voix : jamais Anna n’avait parlé aussi vrai.

— Une activité de schizophrène. Parler sans cesse des langues différentes, répondre à plusieurs noms, posséder plusieurs nationalités. Avec comme seul foyer le confort standard des salons VIP des aéroports. Et toujours, partout, la peur.

Mathilde cligna des yeux pour chasser le sommeil. Son champ de vision perdait en netteté. Les traits de la route flottaient, se déchiquetaient… Elle questionna encore :

— D’où viens-tu exactement ?

— Pas encore de souvenir précis. Mais cela viendra, j’en suis sûre. Pour l’heure, je m’en tiens au présent.

— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Comment t’es-tu retrouvée à Paris dans la peau d’une ouvrière ? Pourquoi avoir changé ton visage ?

— L’histoire classique. J’ai voulu garder le dernier chargement. Tromper mes employeurs.

Elle s’arrêta. Chaque souvenir semblait lui coûter un effort.

— C’était en juin de l’année dernière. Je devais livrer la drogue à Paris. Un chargement spécial. Très précieux. J’avais un contact ici, mais j’ai choisi une autre voie. J’ai planqué l’héroïne et j’ai consulté un chirurgien esthétique. Je crois, enfin… je pense qu’à ce moment-là, j’avais toutes mes chances… Mais pendant ma convalescence, quelque chose est arrivé que je n’avais pas prévu. Que personne n’avait prévu : l’attentat du 11 septembre. Du jour au lendemain, les douanes sont devenues des murailles. Il y a eu des fouilles, des vérifications partout. Plus question pour moi de repartir avec la drogue, comme je l’avais prévu. Ni de la laisser à Paris. Je devais rester, attendre que la situation se calme, tout en sachant que mes commanditaires allaient tout faire pour me retrouver…

«  Je me suis donc planquée là où, à priori, personne ne chercherait une Turque qui se cache : chez les Turcs eux-mêmes. Parmi les ouvrières clandestines du 10e arrondissement. J’avais un nouveau visage, une nouvelle identité. Personne ne pouvait me repérer.

La voix mourut, comme épuisée. Mathilde tenta de raviver la flamme :

— Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? Comment les flics t’ont-ils trouvée ? Ils étaient au courant pour la drogue ?

— Ça ne s’est pas passé de cette façon. C’est encore vague, mais j’entrevois la scène… Au mois de novembre, je travaillais dans un atelier de teinture. Une sorte de pressing souterrain, dans un hammam. Un lieu comme tu n’en imagines pas. Du moins pas à un kilomètre de chez toi. Une nuit, ils sont venus.

— Les flics ?

— Non. Les Turcs envoyés par mes employeurs. Ils savaient que j’étais planquée là. Quelqu’un a dû me trahir, je ne sais pas… Mais à l’évidence, ils ignoraient que j’avais changé de visage. Ils ont enlevé, sous mes yeux, une fille qui me ressemblait. Zeynep quelque chose… Bon sang, quand j’ai vu débouler ces tueurs… Je ne garde le souvenir que d’un grand flash de peur.

Mathilde tentait de reconstituer l’histoire, de combler les lacunes :

— Comment as-tu atterri chez Charlier ?

— Je n’ai pas de souvenirs précis là-dessus. J’étais en état de choc. Les flics ont dû me découvrir dans le hammam. Je revois un commissariat, un hôpital… D’une façon ou d’une autre, Charlier a été informé de mon existence. Une ouvrière amnésique. Sans statut légal en France. Le parfait cobaye.

Anna parut soupeser sa propre hypothèse, puis murmura :

— Il y a une ironie incroyable dans mon histoire. Parce que les flics n’ont jamais su qui j’étais vraiment. Malgré eux, ils m’ont protégée des autres, les Turcs.

Mathilde commençait à éprouver une douleur aux entrailles — la peur, aggravée encore par la fatigue. Sa vision s’obscurcissait. Les formes blanches de la route devenaient des mouettes, des oiseaux vagues aux envols convulsifs.