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A cet instant, les panneaux du boulevard périphérique apparurent. Paris était à l’horizon. Elle se concentra sur la ligne d’asphalte et poursuivit :

— Ces hommes qui te cherchent, qui sont-ils ?

— Oublie tout ça. Je te répète que moins tu en sauras, mieux tu te porteras.

— Je t’ai aidée, répliqua-t-elle les dents serrées. Je t’ai protégée. Parle ! Je veux connaître la vérité.

Anna hésita encore. C’était son monde — un monde qu’elle n’avait sans doute jamais dévoilé à personne.

— La mafia turque a une particularité, dit-elle enfin. Elle utilise des hommes de main venus du front politique. On les appelle les Loups Gris. Des nationalistes. Des fanatiques d’extrême droite qui croient au retour de la Grande Turquie. Des terroristes entraînés dans des camps dès leur enfance. Inutile de te dire qu’à côté d’eux, les sbires de Charlier ressemblent à des scouts armés d’Opinel.

Les panneaux bleus grossissaient. PORTE DE CLIGNANCOURT. PORTE DE LA CHAPELLE. Mathilde n’avait plus qu’une idée en tête : larguer cette bombe à la première station de taxis. Retrouver son appartement, renouer avec son confort, sa sécurité. Telle était sa voie : dormir vingt heures et se réveiller demain en se disant : « Juste un cauchemar. »

Elle prit la sortie de la Chapelle et déclara :

— Je reste avec toi.

— Non. Impossible. J’ai une chose importante à faire.

— Quoi ?

— Récupérer mon chargement.

— Je viens avec toi.

— Non.

Un noyau se durcit au fond de son ventre. Plutôt de l’orgueil que du courage.

— Où est-il ? Où est cette drogue ?

— Au cimetière du Père-Lachaise.

Mathilde lança un coup d’œil à Anna : elle lui parut ratatinée, mais aussi plus dure, plus dense — le cristal de quartz compressé sur ses strates de vérité…

— Pourquoi là-bas ?

— Vingt kilos. Il fallait trouver une consigne.

— Je ne vois pas le lien avec le cimetière.

Sourire d’Anna, rêveur, comme tourné vers l’intérieur :

— Un peu de poudre blanche parmi la poudre grise…

Un feu rouge les arrêta. Après ce carrefour, la rue de la Chapelle devenait la rue Marx-Dormoy. Mathilde répéta plus fort :

— Quel est le rapport avec le cimetière ?

— C’est vert. Place de la Chapelle, tu prendras la direction de Stalingrad.

54

La ville des morts.

Des avenues amples et rectilignes, bordées d’arbres imposants qui savaient tenir leur rang. Des blocs massifs, des monuments élevés, des tombes lisses et noires.

Dans la nuit claire, cette partie du cimetière distribuait ses parterres avec largesse — un luxe, une opulence d’espace.

Un parfum de Noël flottait dans l’air ; tout semblait cristallisé, enveloppé par le dôme de la nuit, comme sous ces petits globes qu’il faut agiter pour que la neige saupoudre le paysage.

Elles avaient attaqué la forteresse par l’entrée de la rue du Père-Lachaise, près de la place Gambetta. Anna avait guidé Mathilde le long de la gouttière qui borde le portail, puis entre les pics de fer du mur de clôture. La descente, de l’autre côté, avait été plus facile encore : des câbles électriques suivent les pierres à cet endroit.

Elles gravissaient maintenant l’avenue des Combattants-Etrangers. Sous la lune, les tombes et leurs épitaphes se dessinaient avec précision. Un bunker était dédié aux morts tchécoslovaques de la guerre de 14–18 ; un monolithe blanc rappelait la mémoire des soldats belges ; un épi colossal, multipliant les arêtes à la Vasarely, rendait hommage aux défunts arméniens…

Quand Mathilde aperçut, en haut de la côte, le grand édifice surmonté de deux cheminées, elle comprit. Un peu de poudre blanche parmi la poudre grise. Le columbarium. Avec un cynisme étrange, Anna la trafiquante avait caché son stock d’héroïne parmi les urnes cinéraires.

A contre-nuit, le bâtiment évoquait une mosquée, crème et or, coiffée d’une large coupole, dominée par ses cheminées comme par des minarets. Quatre longs édifices le cernaient, disposés en quinconce.

Elles pénétrèrent dans l’enceinte et traversèrent des jardins alignés, aux haies carrées et drues. Au-delà, Mathilde distinguait les galeries constellées de casiers et de fleurs. Elle songea à des pages de marbre incrustées d’écritures et de sceaux colorés.

Tout était désert.

Pas un vigile en vue.

Anna gagna le fond du parc, où l’escalier d’une crypte plongeait sous des buissons. En bas des marches, un portail de fonte noire était verrouillé. Durant quelques secondes, elles cherchèrent une voie d’entrée. En guise d’inspiration, un claquement d’ailes leur fit lever les yeux : des pigeons s’ébrouaient, blottis dans une lucarne grillagée, à deux mètres de hauteur.

Anna se recula pour évaluer les dimensions de la niche. Puis elle cala ses pieds dans les ornements de métal de la porte et grimpa. Quelques secondes plus tard, Mathilde perçut le raclement d’un grillage qu’on arrachait puis la gifle brève d’une vitre brisée.

Sans même réfléchir, elle prit le même chemin.

Parvenue en haut, elle se glissa par le vasistas. Elle touchait le sol quand Anna actionna le commutateur.

Le sanctuaire était immense. Agencées autour d’un puits carré, ses galeries rectilignes, creusées dans le granit, s’étiraient à perte de ténèbres. A intervalles réguliers, des lampes diffusaient quelques éclats de lumière.

Elle s’approcha de la balustrade du puits : trois niveaux s’enfonçaient sous leurs pas, multipliant les tunnels. Au fond du gouffre, un bassin de céramique paraissait minuscule. On aurait pu se croire au cœur d’une ville souterraine, construite au plus près d’une source sacrée.

Anna emprunta l’un des deux escaliers. Mathilde la suivit. A mesure qu’elles descendaient, le bourdonnement d’un système d’aération affirmait sa présence. A chaque palier, la sensation de temple, de tombeau géant, devenait plus écrasante.

Au deuxième sous-sol, Anna prit une allée sur la droite, ponctuée de centaines de casiers, dallée de carreaux blancs et noirs. Elles marchèrent longtemps. Mathilde observait la scène avec une distance étrange. Parfois elle remarquait un détail, au fil des lucarnes. Un bouquet de fleurs fraîches posé à terre, enveloppé dans du papier d’aluminium. Un ornement, une décoration, qui distinguait un casier cinéraire. Comme ce visage de femme noire, sérigraphié, dont les cheveux bouclés moussaient à la surface du marbre. L’épitaphe disait : TU ÉTAIS TOUJOURS LÀ. TU SERAS TOUJOURS LÀ. Ou, plus loin, cette photographie d’enfant aux cernes gris, collée sur une simple plaque de plâtre. Dessous, on avait inscrit au feutre : ELLE N’EST PAS MORTE MAIS ELLE DORT. SAINT-LUC.

— Ici, dit Anna.

Un casier plus large fermait le couloir.

— Le cric, ordonna-t-elle.

Mathilde ouvrit le sac qu’elle portait en bandoulière et sortit l’instrument. D’un geste, Anna le coinça entre le marbre et le mur, puis fit levier de toute sa force. Une première fissure traversa la surface. Elle appuya encore à la base du bloc. La plaque s’écrasa à terre, en deux morceaux.

Anna replia le cric et l’utilisa comme un marteau contre la cloison de plâtre, au fond de la niche. Des particules volèrent, s’accrochant à ses cheveux noirs. Elle frappait avec obstination, sans se soucier de la résonance des chocs.