Paul avait l’impression de contempler une armée en marche, des guerriers de pierre, aux valeurs primitives, aux symboles ésotériques. Plus qu’un simple parti politique, les Loups Gris formaient une sorte de secte, un clan mystique aux références ancestrales.
Sur les derniers clichés, un ultime détail le surprit : les militants ne levaient pas leur poing serré au passage du cercueil, comme il l’avait cru. Ils effectuaient un salut original, deux doigts levés. Il se concentra sur une femme en larmes sous la neige, qui effectuait ce geste énigmatique.
A y regarder de plus près, elle dressait l’index et l’auriculaire, alors que son majeur et son annulaire se groupaient contre le pouce, comme pour former une pincée. Il demanda à voix haute :
— Qu’est-ce que c’est que ce geste ?
— J’sais pas, répondit Matkowska. Ils font tous ça. Sans doute un signe de reconnaissance. Y m’ont l’air bien barrés !
Ce signe était une clé. Deux doigts levés, vers le ciel, à la manière de deux oreilles…
Et soudain, il comprit.
Il reproduisit le geste, face à Naubrel et Matkowska.
— Bon sang, souffla-t-il, vous ne voyez pas ce que ça représente ?
Paul plaça sa main de profil, pointée comme un museau vers la vitre :
— Regardez mieux.
— Merde, souffla Naubrel. C’est un loup. Une gueule de loup.
59
En sortant de la brasserie, Paul annonça :
— On sépare les équipes.
Les deux flics accusèrent le coup. Après leur nuit blanche, ils avaient sans doute espéré rentrer chez eux. Il ignora leur mine dépitée :
— Naubrel, tu reprends l’enquête sur les caissons à haute pression.
— Quoi ? Mais…
— Je veux la liste complète des sites qui abritent ce type de matériel en Île-de-France.
L’OPJ ouvrit les mains en signe d’impuissance :
— Capitaine, ce truc, c’est une impasse. Avec Matkowska, on a tout ratissé. De la maçonnerie au chauffage, du sanitaire aux vitrages. On a visité les ateliers d’essai, les…
Paul l’arrêta. S’il s’était écouté, lui aussi aurait laissé tomber. Mais Schiffer, au téléphone, l’avait interrogé à ce sujet, ça signifiait qu’il possédait une bonne raison de s’y intéresser. Et plus que jamais, Paul faisait confiance à l’instinct du vieux briscard…
— Je veux la liste, trancha-t-il. Tous les lieux où il existe la moindre chance que les tueurs aient utilisé un caisson.
— Et moi ? demanda Matkowska.
Paul lui tendit les clés de son appartement :
— Tu fonces chez moi, rue du Chemin-Vert. Tu récupères dans ma boîte aux lettres les catalogues, les fascicules et tous les documents concernant des masques et des bustes antiques. C’est un BAC qui collecte ça pour moi.
— Qu’est-ce que j’en fais ?
Il ne croyait pas davantage à cette piste mais, encore une fois, il entendit la voix de Schiffer : « Et les masques antiques ? » L’hypothèse de Paul n’était peut-être pas si mauvaise…
— Tu t’installes dans mon appartement, reprit-il d’un ton ferme. Tu compares chaque image avec les visages des mortes.
— Pourquoi ?
— Cherche des ressemblances. Je suis certain que le tueur s’inspire de vestiges archéologiques pour les défigurer.
Le flic regardait les clés miroiter dans sa paume, incrédule. Paul ne s’expliqua pas davantage. Il conclut, en se dirigeant vers sa voiture :
— Le point à midi. Si vous trouvez quelque chose de sérieux d’ici là, vous m’appelez aussi sec.
Maintenant il était temps de s’occuper d’une idée nouvelle qui le titillait : un conseiller culturel de l’ambassade de Turquie, Ali Ajik, habitait à quelques blocs de là. Cela valait le coup de l’appeler. L’homme s’était toujours montré coopératif dans le cadre de l’enquête et Paul avait besoin de parler à un citoyen turc.
Dans sa voiture, il utilisa son téléphone portable, enfin rechargé. Ajik ne dormait pas — du moins l’assura-t-il.
Quelques minutes plus tard, Paul gravissait l’escalier du diplomate. Il vacillait légèrement. Le manque de sommeil, la faim, l’excitation…
L’homme l’accueillit dans un petit appartement moderne, transformé en caverne d’Ali Baba. Des meubles vernis rutilaient de reflets mordorés. Des médaillons, des cadres, des lanternes montaient à l’assaut des murs, irradiant l’or et le cuivre. Le sol disparaissait sous des kilims superposés, vibrant des mêmes teintes d’ocré. Ce décor des Mille et Une Nuits ne cadrait pas avec le personnage d’Ajik, Turc moderne et polyglotte d’une quarantaine d’années.
— Avant moi, expliqua-t-il sur un ton d’excuse, l’appartement était occupé par un diplomate de la vieille école.
Il sourit, les mains enfoncées dans les poches de son jogging gris perle :
— Alors, quelle est l’urgence ?
— Je voudrais vous montrer des photos.
— Des photos ? Aucun problème. Entrez. Je préparais du thé.
Paul voulut refuser mais il devait jouer le jeu. Sa visite était informelle, pour ne pas dire illégale — il mordait sur le terrain de l’immunité diplomatique.
Il s’installa à même le sol, parmi les tapis et les coussins brodés, tandis qu’Ajik, assis en tailleur, servait le thé dans des petits verres renflés.
Paul l’observa. Ses traits étaient réguliers, sous des cheveux noirs coupés très court, lui moulant le crâne comme une cagoule. Un visage net, dessiné au Rotring. Seul le regard était troublant, avec ses yeux asymétriques. La pupille gauche ne bougeait pas, toujours posée sur vous, alors que l’autre disposait de toute sa mobilité.
Sans toucher à son verre brûlant, Paul attaqua :
— Je voudrais d’abord vous parler des Loups Gris.
— Une nouvelle enquête ? Paul éluda la question :
— Qu’est-ce que vous savez sur eux ?
— Tout cela est très loin. Ils étaient surtout puissants dans les années 70. Des hommes très violents… (Il but une gorgée, posément.) Vous avez remarqué mon œil ?
Paul se fabriqua une expression étonnée, du style : « Maintenant que vous me le dites… »
— Oui, vous l’avez remarqué, sourit Ajik. Ce sont les Idéalistes qui me l’ont crevé. Sur le campus de l’université, quand je militais à gauche. Ils avaient des méthodes plutôt… raides.
— Et aujourd’hui ?
Ajik eut un geste désabusé :
— Ils n’existent plus. Pas sous leur forme terroriste, en tout cas. Ils n’ont plus besoin d’utiliser la force : ils sont au pouvoir en Turquie.
— Je ne vous parle pas de politique. Je vous parle des hommes de main. Ceux qui travaillent pour les cartels criminels.
Son expression se nuança d’ironie :
— Toutes ces histoires… En Turquie, il est difficile de faire la part de la légende et de la réalité.
— Certains d’entre eux sont au service des clans mafieux, oui ou non ?
— Dans le passé, oui, c’est une certitude. Mais aujourd’hui… (Son front se plissa.) Pourquoi ces questions ? Il y a un rapport avec la série de meurtres ?
Paul préféra enchaîner :
— D’après mes renseignements, ces hommes, tout en travaillant pour les mafias, demeurent fidèles à leur cause.