— C’est exact. Au fond, ils méprisent les gangsters qui les emploient. Ils sont persuadés de servir un idéal plus élevé.
— Parlez-moi de cet idéal.
Ajik prit une inspiration, exagérant le gonflement de son torse, comme s’il retenait une grande bouffée de patriotisme.
— Le retour de l’empire turc. Le mirage du Touran.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Il faudrait une journée pour vous expliquer ça.
— S’il vous plaît, dit Paul d’un ton plus brutal, je dois comprendre à quoi carburent ces mecs.
Ali Ajik s’appuya sur un coude.
— Les origines du peuple turc remontent aux steppes d’Asie centrale. Nos ancêtres avaient les yeux bridés et vivaient dans les mêmes régions que les Mongols. Les Huns, par exemple, étaient des Turcs. Ces nomades ont déferlé sur toute l’Asie centrale et ont rejoint l’Anatolie au Xe siècle environ de l’ère chrétienne.
— Mais qu’est-ce que le Touran ?
— Un empire fondateur, qui aurait existé jadis, où tous les peuples turcophones d’Asie centrale auraient été unifiés. Une sorte d’Atlantide que les historiens ont souvent évoquée, sans jamais apporter la moindre preuve de sa réalité. Les Loups Gris rêvent de ce continent perdu. Ils rêvent de réunir les Ouzbeks, les Tatars, les Ouïgours, les Turkmènes… De reconstituer un immense empire qui s’étendrait des Balkans au Baïkal.
— Un projet réalisable ?
— Non, évidemment, mais il y a une part de réel dans ce mirage. Aujourd’hui, les nationalistes prônent des alliances économiques, un partage des ressources naturelles entre les peuples turcophones. Comme le pétrole par exemple.
Paul se souvenait des hommes aux yeux bridés et aux manteaux de brocart présents aux obsèques de Türkes. Il avait vu juste : le monde des Loups Gris dessinait un Etat dans l’Etat. Une nation souterraine, située au-dessus des lois et des frontières des autres pays.
Il sortit les clichés des funérailles. Sa position de bouddha commençait à lui donner des crampes.
— Ces photos vous disent quelque chose ?
Ajik saisit le premier tirage et murmura :
— L’enterrement de Türkes… Je n’étais pas à Istanbul à l’époque.
— Reconnaissez-vous des personnalités importantes ?
— Mais il y a tout le gratin ! Les membres du gouvernement. Les représentants des partis de droite. Les candidats à la succession de Türkes…
— Y a-t-il des Loups Gris en activité ? Je veux dire : des malfrats connus ?
Le diplomate passait d’un cliché à l’autre. Il paraissait moins à l’aise. Comme si la seule vision de ces hommes réveillait en lui une terreur ancienne. Il pointa son index :
— Celui-là : Oral Celik.
— Qui est-ce ?
— Le complice d’Ali Agca. L’un des deux hommes qui ont tenté d’assassiner le pape, en 1981.
— Il est en liberté ?
— Le système turc. N’oubliez jamais les liens entre les Loups Gris et la police. Ni l’immense corruption de notre justice…
— Vous en reconnaissez d’autres ?
Ajik parut réticent :
— Je ne suis pas spécialiste.
— Je vous parle de célébrités. Des chefs de famille.
— Des babas, vous voulez dire ?
Paul mémorisa le terme, sans doute l’équivalent turc de « parrain ». Ajik s’attardait sur chaque cliché :
— Certains me disent quelque chose, admit-il enfin, mais je ne me souviens pas de leurs noms. Des têtes qui apparaissent régulièrement dans les journaux, à l’occasion de procès : trafics d’armes, enlèvements, maisons de jeu…
Paul attrapa un feutre au fond de sa poche :
— Entourez chaque visage que vous connaissez. Et notez le nom à côté, s’il vous revient.
Le Turc dessina plusieurs cercles mais n’inscrivit aucun nom. Soudain, il s’arrêta :
— Celui-là est une vraie star. Une figure nationale.
Il désignait un homme très grand, âgé d’au moins soixante-dix ans, qui marchait avec une canne. Un front haut, des cheveux gris coiffés en arrière, des mâchoires avancées qui rappelaient un profil de cerf. Une sacrée gueule.
— Ismaïl Kudseyi. Sans doute le « buyuk-baba » le plus puissant d’Istanbul. J’ai lu un article à son sujet récemment… Il paraît qu’il est encore dans la course aujourd’hui. Un des trafiquants de drogue majeurs de Turquie. Les photos de lui sont rares. On raconte qu’il a fait crever les yeux d’un photographe qui avait réalisé en douce une série sur lui.
— Ses activités criminelles sont connues ?
Ajik éclata de rire :
— Bien sûr. A Istanbul, on dit que la seule chose que Kudseyi peut encore craindre, c’est un tremblement de terre.
— Il est lié aux Loups Gris ?
— Et comment ! Un leader historique. La plupart des officiers de police actuels ont été formés dans ses camps d’entraînement. Il est aussi célèbre pour ses actions philanthropiques. Sa fondation accorde des bourses aux enfants déshérités. Toujours sur fond de patriotisme exacerbé.
Paul remarqua un détail :
— Qu’est-ce qu’il a aux mains ?
— Des cicatrices provoquées par l’acide. On raconte qu’il a commencé comme tueur à gages dans les années 60. Il faisait disparaître les cadavres avec de la soude. Encore une rumeur.
Paul sentit un étrange fourmillement dans ses veines. Un tel homme aurait pu ordonner la mort de Sema Gokalp. Mais pour quelles raisons ? Et pourquoi lui et pas son voisin de cortège ? Comment mener une enquête à deux mille kilomètres de distance ?
Il observa les autres visages cerclés de feutre. Des gueules dures, fermées, aux moustaches blanchies de neige…
Malgré lui, il éprouvait un respect équivoque pour ces seigneurs du crime. Parmi eux, il remarqua un jeune homme à la chevelure hirsute.
— Et lui ?
— La nouvelle génération. Azer Akarsa. Un poulain de Kudseyi. Grâce au soutien de sa fondation, ce petit paysan est devenu un grand homme d’affaires. Il a fait fortune dans le commerce des fruits. Aujourd’hui, Akarsa possède d’immenses vergers dans sa région natale, près de Gaziantep. Et il n’a pas quarante ans. Un golden-boy à la mode turque.
Le nom de Gaziantep provoqua un déclic dans l’esprit de Paul. Toutes les victimes étaient originaires de cette région. Simple coïncidence ? Il s’attarda sur le jeune homme en veste de velours boutonnée jusqu’au col. Plutôt qu’à un prodige des affaires, il ressemblait à un étudiant bohème et rêveur.
— Il fait de la politique ?
Ajik confirma d’un hochement de tête.
— Un leader moderne. Il a fondé ses propres foyers. On y écoute du rap, on y discute de l’Europe, on y boit de l’alcool. Tout cela a l’air très libéral.
— C’est un modéré ?
— En apparence seulement. A mon avis, Akarsa est un pur fanatique. Peut-être le pire de tous. Il croit à un retour radical aux racines. Il est obsédé par le passé prestigieux de la Turquie. Il possède lui aussi une fondation, où il finance des travaux d’archéologie.
Paul songea aux masques antiques, aux visages sculptés comme des pierres. Mais ce n’était pas une piste. Pas même une théorie. Tout juste un délire qui ne reposait jusqu’ici sur rien.
— Des activités criminelles ? reprit-il.
— Je ne crois pas, non. Akarsa n’a pas besoin d’argent. Et je suis sûr qu’il méprise les Loups Gris qui se compromettent avec la mafia. A ses yeux, ce n’est pas digne de la « cause ».