Il se rapprocha, toujours à couvert des colonnes. Les questions auraient dû se bousculer dans sa tête. Pourtant, il était frappé par une évidence. Ce cortège de figures sombres surplombé par les voûtes du sanctuaire rappelait étrangement les obsèques d’Alpaslan Türkes. Même faste, même solennité, mêmes moustaches. A sa façon, Jean-Louis Schiffer avait réussi à obtenir lui aussi des funérailles nationales.
Il repéra une ambulance, au fond du parc, stationnée près d’une entrée souterraine. Des infirmiers en blouse blanche grillaient une cigarette, discutant avec des agents en uniforme. Ils attendaient sans doute que la police scientifique ait fini le boulot de relevés pour emporter le corps. Schiffer était donc encore à l’intérieur.
Paul sortit de sa planque et se dirigea vers l’entrée, abrité par des haies de troènes. Il s’engageait dans l’escalier quand une voix l’interpella :
— Oh ! On passe pas, là.
En se retournant, il brandit sa carte. Le planton se pétrifia, presque au garde-à-vous. Paul l’abandonna à sa surprise, sans un mot, et descendit jusqu’au portail de fer forgé.
Il crut d’abord pénétrer dans les dédales d’une mine, avec ses tunnels et ses paliers. Puis ses yeux s’habituèrent à l’obscurité et il distingua la topographie des lieux. Des allées blanches et noires déclinaient des milliers de niches, de noms, de bouquets suspendus dans des gaines de verre. Une ville troglodyte, taillée à même la roche.
Il se pencha au-dessus d’un puits ouvert sur les étages inférieurs. Un halo blanc rayonnait au deuxième sous-sol : les hommes du laboratoire de police étaient en bas. Il trouva un nouvel escalier et descendit. A mesure qu’il approchait de la lumière, l’atmosphère lui paraissait au contraire s’assombrir, se pigmenter. Une odeur singulière s’insinuait dans les narines : sèche, piquante, minérale.
Parvenu au deuxième niveau, il s’orienta vers la droite. Plus que la source lumineuse, il suivait maintenant l’odeur. Au premier tournant, il aperçut les techniciens vêtus de combinaisons blanches et coiffés de bonnets en papier. Ils avaient installé leur quartier général à la croisée de plusieurs galeries. Leurs valises chromées, posées sur des bâches plastiques, s’ouvraient sur des tubes à essai, des fioles, des atomiseurs… Paul s’approcha sans bruit — les deux silhouettes lui tournaient le dos.
Il n’eut pas à se forcer pour tousser : l’espace était saturé de poussière. Les cosmonautes se retournèrent ; ils portaient des masques en forme de Y inversé. De nouveau, Paul exhiba sa carte. L’une des têtes d’insectes fit « non », en levant ses mains gantées.
Une voix étouffée retentit — impossible de dire lequel des deux parlait :
— Désolé. On commence le boulot d’empreintes.
— Juste une minute. C’était mon coéquipier. Merde, vous pouvez comprendre ça, non ?
Les deux Y se regardèrent. Quelques secondes passèrent. L’un des techniciens attrapa un masque dans sa valise :
— La troisième allée, dit-il. Suis les projecteurs. Et reste sur les planches. Pas un pied au sol.
Ignorant le masque, Paul se mit en marche. L’homme l’arrêta :
— Prends-le. Tu ne pourras pas respirer.
Paul maugréa en fixant la coque blanche sur son visage. Il longea la première allée sur la gauche, sur les lattes surélevées, enjambant les câbles des projecteurs installés à chaque croisement. Les murs lui paraissaient interminables, répétant une litanie de casiers et d’inscriptions funéraires, à mesure que dans l’air les particules grises gagnaient en densité.
Enfin, après un virage, il comprit l’avertissement.
Sous les lumières halogènes, tout était gris : sol, cloisons, plafond. Les cendres des morts s’étaient échappées des niches éventrées par les balles. Des dizaines d’urnes avaient roulé à terre, mêlant leur contenu au plâtre et aux gravats.
Sur les murs, Paul parvint à identifier les impacts de deux armes différentes : un gros calibre, type Shotgun, et une arme de poing semi-automatique, sans doute un 9 millimètres ou un 45.
Il avança, fasciné par ce spectacle lunaire. Il avait vu des photos de villes ensevelies après une éruption volcanique, aux Philippines. Des rues figées par la lave refroidie. Des survivants hagards, aux visages de statues, portant dans leurs bras des enfants de pierre. Devant lui s’étendait le même tableau.
Il franchit un nouveau ruban jaune, puis, soudain, au bout de l’allée, il l’aperçut.
Schiffer avait vécu comme un salopard.
Il était mort comme un salopard — dans un ultime sursaut de violence.
Son corps, uniformément gris, se cambrait, de profil, la jambe droite repliée sous son imperméable, la main droite dressée, recroquevillée comme une patte de coq. Une flaque de sang se déployait derrière ce qui restait de la boîte crânienne, comme si un de ses rêves les plus sombres avait explosé dans sa tête.
Le pire était le visage. Les cendres qui le recouvraient ne parvenaient pas à masquer l’horreur des blessures. Un globe oculaire avait été arraché — découpé plutôt, avec toute sa cavité. Des entailles lacéraient la gorge, le front, les joues. L’une d’elles, plus longue et plus profonde, découvrait la gencive jusqu’à la plaie de l’orbite. La bouche s’étirait ainsi en un rictus atroce, débordant de glaise argentée et rose.
Plié en deux par une nausée brutale, Paul arracha son masque. Mais son estomac était totalement vide. Dans la convulsion, seules jaillirent les questions qu’il avait retenues jusqu’à présent : pourquoi Schiffer était-il venu ici ? Qui l’avait tué ? Qui avait pu atteindre ce degré de barbarie ?
A cet instant, il tomba à genoux et éclata en sanglots. Les larmes ruisselèrent, en quelques secondes, sans qu’il songe à les retenir ou à essuyer la boue qui s’accumulait sur ses joues.
Il ne pleurait pas sur Schiffer.
Il ne pleurait pas non plus sur les femmes assassinées. Ni même sur celle qui était en sursis, en fuite quelque part.
Il pleurait sur lui-même.
Sur sa solitude et sur l’impasse dans laquelle il se trouvait désormais.
— Il serait temps qu’on se parle, non ?
Paul se retourna vivement.
Un homme à lunettes qu’il n’avait jamais vu, qui ne portait pas de masque, et dont la longue figure, bleutée de poussière, évoquait une stalactite, lui souriait.
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— C’est donc vous qui avez remis Schiffer en circulation ?
La voix était claire, forte, presque enjouée, s’accordant avec le bleu du ciel.
Paul secoua les cendres de sa parka et renifla — il avait retrouvé un semblant de contenance.
— J’avais besoin de conseils, oui.
— Quel genre de conseils ?
— Je travaille sur une série de meurtres, dans le quartier turc, à Paris.
— Votre démarche a été validée par vos supérieurs ?
— Vous connaissez la réponse.
L’homme à lunettes acquiesça. Etre grand ne lui suffisait pas : tout son maintien prenait de la hauteur. Tête altière, menton relevé, front dégagé, rehaussé encore par des boucles grises. Un haut fonctionnaire dans la force de l’âge, au profil fouineur de lévrier.
Paul lança un coup de sonde :
— Vous êtes de l’IGS ?
— Non. Olivier Amien. Observatoire géopolitique des drogues.
Lorsqu’il travaillait à l’OCRTIS, Paul avait souvent entendu ce nom. Amien passait pour le pape de la lutte antidrogue en France. Un homme qui coiffait à la fois la Brigade des stups et les services internationaux de la lutte contre le trafic de stupéfiants.