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Laurent réapparut. Elle murmura :

— Emmène-moi. Je veux rentrer. Je veux dormir.

6

Mais le mal la poursuivait dans son sommeil. Depuis l’apparition de ses crises, Anna faisait toujours le même rêve. Des images en noir et blanc qui défilaient à une cadence incertaine, comme dans un film muet.

La scène était chaque fois identique : des paysans à l’air affamé attendaient, de nuit, sur le quai d’une gare ; un train de marchandises arrivait, dans un flot de vapeur. Une paroi s’ouvrait. Un homme, coiffé d’une casquette, apparaissait et se penchait pour saisir un drapeau qu’on lui tendait ; l’étendard portait un sigle étrange : quatre lunes disposées en étoile cardinale.

L’homme se redressait alors, haussant ses sourcils très noirs. Il haranguait la foule, faisant virevolter sa banderole dans le vent, mais on n’entendait pas ses paroles. A la place, une sorte de toile sonore s’élevait : un murmure atroce, composé de soupirs et de sanglots d’enfants.

Le chuchotement d’Anna se mêlait alors au chœur déchirant. Elle s’adressait aux jeunes voix : « Où êtes-vous ? », « Pourquoi pleurez-vous ? »

En guise de réponse, le vent se levait sur le quai de la gare. Les quatre lunes, sur le drapeau, se mettaient à scintiller comme du phosphore. La scène basculait dans le cauchemar pur. Le manteau de l’homme s’entrouvrait, révélant une cage thoracique nue, ouverte, vidée ; puis une bourrasque émiettait son visage. Les chairs s’effritaient, comme des cendres, à partir des oreilles, découvrant des muscles saillants et noirs…

Anna se réveilla en sursaut.

Les yeux ouverts dans l’obscurité, elle ne reconnut rien. Ni la chambre. Ni le lit. Ni le corps qui dormait à ses côtés. Il lui fallut quelques secondes pour se familiariser avec ces formes étrangères. Elle s’adossa au mur et s’essuya le visage, couvert de sueur.

Pourquoi ce rêve revenait-il encore ? Quel était le lien avec sa maladie ? Elle était certaine qu’il s’agissait d’un autre versant du mal ; un écho mystérieux, un contrepoint inexplicable à sa dégradation mentale. Elle appela dans la nuit :

— Laurent ?

Dos tourné, son mari ne bougea pas. Anna attrapa son épaule :

— Laurent, tu dors ?

Il y eut un mouvement vague, des froissements de draps. Puis elle vit son profil se découper dans les ténèbres. Elle insista, à voix basse :

— Tu dors ?

— Plus maintenant.

— Je… Je peux te poser une question ?

Il se souleva à demi et cala sa tête dans les oreillers :

— J’écoute.

Anna baissa d’un ton — les sanglots du rêve résonnaient encore sous son crâne :

— Pourquoi… (Elle hésita.) Pourquoi nous n’avons pas d’enfant ?

Durant une seconde, rien ne bougea. Puis Laurent écarta les draps et s’assit au bord du lit, lui tournant de nouveau le dos. Le silence semblait tout à coup chargé de tension, d’hostilité.

Il se frotta le visage, avant de prévenir :

— On va retourner voir Ackermann.

— Quoi ?

— Je vais lui téléphoner. On va prendre rendez-vous à l’hôpital.

— Pourquoi tu dis ça ?

Il jeta par-dessus son épaule :

— Tu as menti. Tu nous as raconté que tu ne souffrais pas d’autres troubles de la mémoire. Qu’il n’y avait que ce problème avec les visages.

Anna comprit qu’elle venait de commettre une gaffe ; sa question révélait un nouvel abîme dans sa tête. Elle ne voyait que la nuque de Laurent, ses boucles vagues, son dos étroit, mais elle devinait son abattement, sa colère aussi.

— Qu’est-ce que j’ai dit ? risqua-t-elle.

Laurent pivota de quelques degrés :

— Tu n’as jamais voulu d’enfant. C’était ta condition pour m’épouser. (Il monta le ton, dressant sa main gauche.) Même le soir de notre mariage, tu m’as fait jurer que je ne te demanderais jamais ça. Tu perds la boule, Anna. Il faut réagir. Il faut faire ces examens. Comprendre ce qui se passe. On doit stopper ça ! Merde !

Anna se blottit à l’autre bout du lit :

— Donne-moi encore quelques jours. Il doit y avoir une autre solution.

— Quelle solution ?

— Je ne sais pas. Quelques jours. S’il te plaît.

Il s’allongea de nouveau et s’enfouit la tête sous les draps :

— J’appellerai Ackerman mercredi prochain.

Inutile de le remercier : Anna ne savait même pas pourquoi elle avait demandé un sursis. A quoi bon nier l’évidence ? Le mal était en train de gagner, neurone après neurone, chaque région de son cerveau.

Elle se glissa sous les couvertures, mais à bonne distance de Laurent, et réfléchit à cette énigme des enfants. Pourquoi avait-elle exigé un tel serment ? Quelles étaient ses motivations à l’époque ? Elle n’avait aucune réponse. Sa propre personnalité lui devenait étrangère.

Elle remonta jusqu’à son mariage. Il y avait huit ans. Elle était alors âgée de vingt-trois ans. De quoi se souvenait-elle au juste ?

Un manoir à Saint-Paul-de-Vence, des palmiers, des étendues de gazon jaunies par le soleil, des rires d’enfants. Elle ferma les yeux, cherchant à retrouver les sensations. Une ronde s’allongeant en ombres chinoises sur la surface d’une pelouse. Elle voyait aussi des tresses de fleurs, des mains blanches…

Soudain, une écharpe de tulle flotta dans sa mémoire ; le tissu virevolta devant ses yeux, troublant la ronde, tamisant le vert de l’herbe, accrochant la lumière dans ses mouvements fantasques.

L’étoffe se rapprocha, au point qu’elle put sentir sa trame sur son visage, puis s’enroula autour de ses lèvres. Anna ouvrit la bouche dans un rire mais les mailles s’enfoncèrent dans sa gorge. Elle haleta, le voile se plaqua violemment sur son palais. Ce n’était plus du tulle : c’était de la gaze.

De la gaze chirurgicale, qui l’asphyxiait.

Elle hurla dans la nuit ; son cri ne produisit aucun son. Elle ouvrit les yeux : elle s’était endormie. Sa bouche s’écrasait dans l’oreiller.

Quand tout cela finirait-il ? Elle se redressa et sentit encore la sueur sur sa peau. C’était ce voile visqueux qui avait provoqué la sensation d’étouffement.

Elle se leva et se dirigea vers la salle de bains, qui jouxtait la chambre. A tâtons, elle trouva l’embrasure et referma la porte avant d’allumer. Elle appuya sur le commutateur puis pivota vers le miroir, au-dessus du lavabo.

Son visage était couvert de sang.

Des traînées rouges s’étalaient sur son front ; des croûtes se nichaient sous ses yeux, près des narines, autour des lèvres. Elle crut d’abord qu’elle s’était blessée. Puis elle s’approcha de la glace : elle avait simplement saigné du nez. En voulant s’essuyer dans l’obscurité, elle s’était barbouillée avec son propre sang. Son sweat-shirt en était trempé.

Elle ouvrit le robinet d’eau froide et tendit ses mains, inondant l’évier d’un tourbillon rosâtre. Une conviction l’envahit : ce sang incarnait une vérité qui tentait de s’extirper de sa chair. Un secret que sa conscience refusait de reconnaître, de formaliser, et qui s’échappait en flux organiques de son corps.

Elle plongea son visage sous le jet de fraîcheur, mêlant ses sanglots aux tresses translucides. Elle ne cessait de chuchoter à l’eau bruissante :

— Mais qu’est-ce que j’ai ? Qu’est-ce que j’ai ?