— De quel genre ?
— Schiffer a retourné sa veste. Lorsqu’il a découvert quel clan participait à l’alliance et quelles étaient les modalités du convoi, il ne nous a pas prévenus. Au contraire, nous pensons qu’il a monnayé ses services auprès du cartel. Il a même dû se proposer pour accueillir le courrier à Paris et répartir la drogue entre les meilleurs distributeurs. Qui connaissait mieux que lui les trafiquants installés en France ?
Amien eut un rire cynique :
— Nous avons manqué d’intuition dans cette affaire. Nous avons requis le Fer. Nous avons eu droit au Chiffre… Nous lui avons proposé le festin qu’il attendait depuis toujours. Pour Schiffer, cette affaire constituait une apothéose.
Paul garda le silence. Il tentait de reconstruire sa propre mosaïque mais les lacunes étaient encore trop nombreuses. Au bout d’une minute, il reprit :
— Si Schiffer a achevé sa carrière avec ce coup de maître, pourquoi croupissait-il à l’hospice de Longères ?
— Parce que, une nouvelle fois, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu.
— C’est-à-dire ?
— Le courrier envoyé par les Turcs n’est jamais apparu. C’est lui qui a finalement doublé tout le monde, en filant avec le chargement. Schiffer a sans doute eu peur qu’on le soupçonne. Il a préféré faire profil bas et s’enterrer à Longères en attendant que les choses se tassent. Même un homme comme lui redoutait les Turcs. Vous pouvez imaginer ce qu’ils réservent aux traîtres…
Nouveau souvenir : le Chiffre s’inscrivant sous un nom d’emprunt à Longères, ses allures de planqué dans l’hospice… Oui : il craignait les représailles des familles turques. Les pièces s’assemblaient mais Paul n’était pas encore convaincu. L’ensemble lui paraissait trop fragile, trop précaire.
— Tout cela, répliqua-t-il, ce ne sont que des hypothèses. Vous n’avez pas la queue d’une preuve. Et d’abord, pourquoi êtes-vous sûr que la drogue n’est jamais arrivée en Europe ?
— Deux éléments nous l’ont clairement démontré. Primo, une telle héroïne aurait fait du bruit sur le marché. Nous aurions constaté une recrudescence d’overdoses par exemple. Or, il ne s’est rien passé.
— Et le deuxième élément ?
— Nous avons retrouvé la drogue.
— Quand ?
— Aujourd’hui même. (Amien lança un regard par-dessus son épaule.) Dans le columbarium.
— Ici ?
— Vous auriez marché un peu plus loin dans la crypte, vous l’auriez découverte vous-même, répandue parmi les cendres des morts. Elle devait être planquée dans un des casiers qui ont été éventrés pendant la fusillade. Maintenant, elle est inutilisable. (Il sourit de nouveau.) Je dois avouer que le symbole est assez fort : la mort blanche retournée à la mort grise… C’est cette héroïne que Schiffer est venu chercher cette nuit. C’est son enquête qui l’a mené jusqu’à elle.
— Quelle enquête ?
— La vôtre.
Des câbles électriques qui ne trouvaient toujours pas leur connexion. Paul marmonna, l’esprit en pleine confusion :
— Comprends pas.
— C’est pourtant simple. Depuis plusieurs mois, nous pensons que le courrier utilisé par les Turcs était une femme. En Turquie, les femmes sont médecins, ingénieurs, ministres. Pourquoi pas trafiquantes de drogue ?
Cette fois, la connexion eut lieu. Sema Gokalp, Anna Heymes. La femme aux deux visages. La mafia turque avait envoyé ses Loups sur les traces de celle qui l’avait trahie.
La Proie était le passeur.
Paul se livra à une reconstitution-éclair : cette nuit, Schiffer avait surpris Sema au moment où, précisément, elle récupérait la drogue.
Il y avait eu affrontement.
Il y avait eu massacre.
Et la Proie courait encore…
Olivier Amien ne riait plus du tout :
— Votre enquête nous intéresse, Nerteaux. Nous avons établi le lien entre les trois victimes de votre affaire et la femme que nous cherchons. Les chefs du cartel turc ont envoyé des tueurs pour la dénicher et ils l’ont ratée jusqu’ici. Où est-elle, Nerteaux ? Avez-vous le moindre indice pour la retrouver ?
Paul ne répondit pas. Il remontait mentalement le train qui lui était passé sous le nez : les Loups Gris torturant les femmes, sur la piste de la drogue ; Schiffer armé de son flair comprenant peu à peu qu’il poursuivait celle-là même qui l’avait doublé en s’enfuyant avec le précieux chargement…
Soudain, il prit sa décision. Sans préambule, il raconta toute l’affaire à Olivier Amien. Le rapt de Zeynep Tütengil, en novembre 2001. La découverte de Sema Gokalp dans le hammam. L’intervention de Philippe Charlier et son opération de nettoyage. Le programme de conditionnement psychique. La création d’Anna Heymes. La fuite de cette dernière, qui marchait sur ses propres traces et qui recouvrait peu à peu la mémoire… jusqu’à réintégrer sa peau de trafiquante et prendre le chemin du cimetière.
Quand Paul se tut, le haut fonctionnaire paraissait complètement sonné. Au bout d’une longue minute, il demanda :
— C’est pour ça que Charlier est là ?
— Avec Beauvanier. Ils sont mouillés jusqu’à l’os dans cette histoire. Ils sont venus s’assurer que Schiffer est bien mort. Mais il reste Anna Heymes. Et Charlier doit la trouver avant qu’elle parle. Il l’éliminera dès qu’il aura mis la main dessus. Vous courez après le même lièvre.
Amien se plaça devant Paul et s’immobilisa. Son expression avait la dureté de la pierre :
— Charlier, c’est mon problème. Qu’est-ce que vous avez pour localiser la femme ?
Paul regardait les sépultures autour de lui. Un portrait suranné, dans un cadre ovale. Une vierge placide, regard incliné, drapée dans une cape languide. Un christ taciturne, aux humeurs de bronze… Un détail lui parlait dans tout cela, mais il n’aurait su dire lequel.
Amien lui saisit violemment le bras :
— Quelle piste avez-vous ? Le meurtre de Schiffer va vous retomber dessus. En tant que flic, vous êtes fini. A moins qu’on ne mette la main sur la fille et que l’affaire soit révélée au grand jour. Avec vous dans le rôle du héros. Je répète ma question : quelle piste avez-vous ?
— Je veux continuer l’enquête moi-même, déclara Paul.
— Donnez-moi les informations. On verra ensuite.
— Je veux votre parole.
Amien se crispa :
— Parlez, nom de Dieu.
Paul embrassa d’un dernier regard les monuments : la figure érodée de la Vierge, la longue tête du Christ, le camée aux traits sépia… Il comprit enfin le message : des visages. Sa seule voie pour l’atteindre, Elle.
— Elle a changé de gueule, murmura-t-il. Chirurgie esthétique. J’ai la liste des dix chirurgiens susceptibles d’avoir effectué l’opération à Paris. J’en ai déjà vu trois. Donnez-moi la journée pour interroger les autres.
Amien marqua sa déception.
— C’est… C’est tout ce que vous avez ?
Paul se souvint du site de conservation des fruits, du vague soupçon concernant Azer Akarsa. Si ce salopard était impliqué dans la série des meurtres, il le voulait pour lui seul.
— Oui, mentit-il, c’est tout. Et c’est déjà pas mal. Schiffer était persuadé que le chirurgien nous permettrait de la retrouver. Laissez-moi vous prouver qu’il avait raison.
Amien serra les mâchoires : il ressemblait maintenant à un prédateur. Il désigna un portail dans le dos de Paul :
— La station de métro Alexandre-Dumas est derrière vous, à cent mètres. Disparaissez. Je vous donne jusqu’à midi pour mettre la main dessus.