Puis c’est le temps des voyages. L’opium. Les cultures d’Iran, érigées en terrasses au-dessus des mâchoires du désert. Les damiers de pavots, en Afghanistan, alternant avec les champs de légumes et de blé. Elle voit des frontières sans nom, sans ligne définie. Des no man’s land de poussière tapissés de mines, hantés par des contrebandiers farouches. Elle se souvient des guerres. Les chars, les Stinger — et les rebelles afghans jouant au bouskachi avec la tête d’un soldat soviétique.
Elle voit aussi les laboratoires. Baraquements irrespirables, emplis d’hommes et de femmes masqués de toile. Poussière blanche et fumées acides ; morphine-base et héroïne raffinée… Le véritable métier commence.
C’est alors que le visage se précise.
Jusqu’à maintenant, sa mémoire a fonctionné dans une seule direction. Les visages ont joué chaque fois le rôle de détonateur. La tête de Schiffer a suffi pour lui révéler ses derniers mois d’activité — la drogue, la fuite, la planque. Le seul sourire d’Azer Akarsa a fait surgir les foyers, les réunions nationalistes, les hommes brandissant leur poing ajusté, index et auriculaire dressés, hululant des youyous aigus ou hurlant : « Türkes basbug ! » — et lui a soufflé son identité de Louve.
Mais maintenant, dans les jardins de Galatasaray, c’est le phénomène inverse qui se produit. Ses souvenirs révèlent un personnage-leitmotiv traversant chaque fragment de sa mémoire… D’abord un enfant pataud, à l’époque des origines. Puis un adolescent malhabile, au lycée français. Plus tard, un partenaire de trafic. Dans les laboratoires clandestins, c’est bien la même silhouette dodue, vêtue d’une blouse blanche, qui lui sourit.
Au fil des années, un enfant a grandi à ses côtés. Un frère de sang. Un Loup Gris qui a tout partagé avec elle. Maintenant qu’elle se concentre, le visage gagne en netteté. Des traits poupins sous des boucles couleur de miel. Des yeux bleus, comme deux turquoises posées parmi les cailloux du désert.
Brusquement, un nom jaillit : Kürsat Milihit.
Elle se lève et se décide à pénétrer dans le lycée. Il lui faut une confirmation.
Sema se présente au directeur comme une journaliste française et explique son sujet de reportage : les anciens élèves de Galatasaray qui sont devenus des célébrités en Turquie.
Rire d’orgueil du directeur : quoi de plus normal ?
Quelques minutes plus tard, elle se retrouve dans une petite pièce aux murs tapissés de livres. Devant elle, les classeurs des promotions des dernières décennies — noms et portraits des anciens élèves, dates et prix de chaque année. Sans hésiter, elle ouvre le registre de 1988 et s’arrête sur la classe de terminale, la sienne. Elle ne cherche pas son ancien visage, l’idée même de le contempler la met mal à l’aise, comme si elle touchait là un sujet tabou. Non : elle cherche le portrait de Kürsat Milihit.
Lorsqu’elle le découvre, ses souvenirs se précisent encore. L’ami d’enfance. Le compagnon de route. Aujourd’hui, Kürsat est chimiste. Le meilleur de sa catégorie. Capable de transformer n’importe quelle gomme-base, de produire la meilleure morphine, de distiller l’héroïne la plus pure. Des doigts de magicien, qui savent manipuler comme personne l’anhydride acétique.
Depuis des années, c’est avec lui qu’elle organise chacune de ses opérations. C’est lui, lors du dernier convoi, qui a réduit l’héroïne en solution liquide. Une idée de Sema : injecter la drogue dans les alvéoles d’enveloppes à bulles. A raison de cent millilitres par enveloppe, il suffisait de dix conditionnements pour expédier un kilo — deux cents pour le chargement total. Vingt kilos d’héroïne numéro quatre, en solution liquide, à l’abri du rembourrage translucide de simples envois de documentation à récupérer à la zone de fret de Roissy.
Elle regarde encore la photo : ce gros adolescent au front de lait et aux boucles de cuivre n’est pas seulement un fantôme du passé. Il doit jouer maintenant un rôle crucial.
Lui seul peut l’aider à retrouver Azer Akarsa.
70
Une heure plus tard, Sema traverse en taxi l’immense pont d’acier qui surplombe le Bosphore. L’orage éclate à ce moment-là. En quelques secondes, alors que la voiture atteint la rive asiatique, la pluie marque son territoire avec violence. Ce sont d’abord des aiguilles de lumière frappant les trottoirs, puis de véritables flaques, qui s’étendent, s’étalent, se mettent à crépiter comme sur des toits de tôle. Bientôt, tout le paysage s’alourdit. Des gerbes brunâtres s’élèvent au passage des voitures, les chaussées s’enfoncent et se noient…
Lorsque le taxi parvient dans le quartier de Beylerbeyi, blotti au pied du pont, l’averse s’est transformée en tempête. Une vague grise annule toute visibilité, confondant voitures, trottoirs et maisons en un brouillard mouvant. Le quartier tout entier paraît régresser à l’état liquide — une préhistoire de tourbe et de boue.
Sema se décide à sortir du taxi, rue Yaliboyu. Elle se faufile entre les voitures et se réfugie sous un auvent, le long des boutiques. Elle prend le temps d’acheter un ciré, un poncho vert léger, puis elle cherche ses repères. Ce quartier ressemble à un village — un modèle réduit d’Istanbul, une version de poche. Des trottoirs étroits comme des rubans, des maisons qui se serrent les coudes, des ruelles qui jouent les sentiers en descendant vers la rive.
Elle plonge dans la rue Beylerbeyi, en direction du fleuve. A gauche, des échoppes fermées, des buvettes retranchées sous leur auvent, des étals recouverts de bâches. A droite, un mur aveugle, abritant les jardins d’une mosquée. Une surface de moellon rouge, poreuse, creusée de fissures qui dessinent une géographie mélancolique. En bas, sous les feuillages gris, on devine les eaux du Bosphore qui grondent et roulent comme des timbales dans une fosse d’orchestre.
Sema se sent gagnée par l’élément liquide. Les gouttes clapotent sur sa tête, lui battent les épaules, ruissellent sur son ciré… Ses lèvres prennent une saveur de glaise. Son visage même lui paraît devenir fluide, mouvant, miroitant…
La tourmente redouble sur la berge, comme libérée par l’ouverture du fleuve. La rive semble prête à se détacher et à suivre le détroit jusqu’à la mer. Sema ne peut s’empêcher de vibrer, de sentir, dans ses veines devenues rivières, ces fragments de continent qui oscillent sur leurs bases.
Sema revient sur ses pas puis cherche l’entrée de la mosquée. Elle suit un mur lépreux, percé de grilles rouillées. Au-dessus d’elle, les dômes luisent, les minarets semblent s’élancer entre les gouttes.
A mesure qu’elle avance, de nouveaux souvenirs affluent. On surnomme Kürsat le « Jardinier », parce que sa spécialité est la botanique, tendance pavot. Il cultive ici ses propres espèces sauvages, enfouies dans ces jardins. Chaque soir, il vient à Beylerbeyi pour surveiller ses papavéracées…
Après le portail, elle pénètre dans une cour dallée de marbre, où s’alignent une série d’éviers au ras du sol, destinés aux ablutions avant la prière. Elle traverse le patio, aperçoit un groupe de chats blanc et miel recroquevillés dans les lucarnes. L’un d’eux a un œil crevé, l’autre le museau croûte de sang.
Encore un nouveau seuil et, enfin, les jardins.
Cette vision l’attrape au cœur. Des arbres, des buissons, des broussailles en désordre. Des terres retournées ; des branches aussi noires que des bâtons de réglisse ; des bosquets bombés de petites feuilles, serrés comme des buissons de gui. Tout un monde luxuriant, animé, cajolé par l’averse.