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DEUX

7

Une petite épée en or.

Il la voyait ainsi dans son souvenir. En réalité, il le savait, c’était un simple coupe-papier en cuivre, au pommeau ciselé à la manière espagnole. Paul, huit ans, venait de le voler dans l’atelier de son père et s’était réfugié dans sa chambre. Il se rappelait parfaitement l’atmosphère de l’instant. Les volets clos. La chaleur écrasante. La quiétude de la sieste.

Un après-midi d’été comme un autre.

Sauf que ces quelques heures avaient bouleversé son existence à jamais.

— Qu’est-ce que tu caches dans ta main ?

Paul ferma son poing ; sa mère se tenait sur le seuil de la pièce :

— Montre-moi ce que tu caches.

La voix était calme, seulement teintée de curiosité. Paul serra les doigts. Elle s’avança dans la pénombre, franchissant les rais de soleil qui filtraient des persiennes ; puis elle s’assit au bord du lit, lui ouvrant doucement la main :

— Pourquoi tu as pris ce coupe-papier ?

Il ne voyait pas ses traits, plongés dans l’ombre :

— Pour te défendre.

— Me défendre contre qui ?

Silence.

— Me défendre contre papa ?

Elle se pencha vers lui. Son visage apparut dans une ligne de lumière ; un visage tuméfié, marbré d’hématomes ; un des yeux surtout, blanc éclaté de sang, le fixait comme un hublot. Elle répéta :

— Me défendre contre papa ?

D’un hochement de tête, il acquiesça. Il y eut un suspens, une immobilité, puis elle l’enlaça à la manière d’une vague chavirée. Paul la repoussa ; il ne voulait pas de larmes, pas d’apitoiement. Seul comptait le combat à venir. Le serment qu’il s’était fait à lui-même, la veille au soir, quand son père, complètement saoul, avait frappé sa mère jusqu’à la laisser évanouie sur le sol de la cuisine. Quand le monstre s’était retourné et l’avait aperçu, lui, petit môme tremblant dans l’encadrement de la porte, il avait prévenu : « Je reviendrai. Je reviendrai vous tuer tous les deux ! »

Alors, Paul s’était armé et attendait maintenant son retour, épée en main.

Mais l’homme n’était pas revenu. Ni le lendemain ni le jour suivant. Par un hasard dont seul le destin a le secret, Jean-Pierre Nerteaux s’était fait assassiner la nuit même où il avait proféré ces menaces. Son corps avait été découvert deux jours plus tard, dans son propre taxi, près des entrepôts pétroliers du port de Gennevilliers.

A l’annonce du meurtre, Françoise, son épouse, avait réagi d’une manière étrange. Au lieu de partir identifier le corps, elle avait voulu se rendre sur les lieux de la découverte, pour constater que la Peugeot 504 était intacte et qu’il n’y aurait pas de problème avec la compagnie de taxis.

Paul se souvenait du moindre détail : le voyage en bus jusqu’à Gennevilliers ; les marmonnements de sa mère abasourdie ; son appréhension à lui, face à un événement qu’il ne comprenait pas. Pourtant, quand il avait découvert la zone des entrepôts, il avait été frappé d’émerveillement. Des couronnes d’acier géantes se dressaient dans les terrains vagues. Les mauvaises herbes et les broussailles prenaient racine parmi des ruines de béton. Des tiges d’acier rouillaient comme des cactus de métal. Un vrai paysage de western, semblable aux déserts qui peuplaient les bandes dessinées de sa bibliothèque.

Sous un ciel en fusion, la mère et l’enfant avaient traversé les domaines de stockage. Au bout de ces terres d’abandon, ils avaient découvert la Peugeot familiale, à demi enfoncée dans les dunes grises. Paul avait capté chaque signe à hauteur de ses huit ans. Les uniformes des policiers ; les menottes scintillant au soleil ; les explications à voix basse ; les dépanneurs, mains noires dans la clarté blanche, qui s’agitaient autour de la voiture…

Il lui avait fallu un moment pour comprendre que son père avait été poignardé au volant. Mais seulement une seconde pour apercevoir, par la porte arrière entrouverte, les lacérations dans le dossier du siège.

Le tueur s’était acharné sur sa victime à travers le siège.

Cette seule vision avait foudroyé l’enfant en lui révélant la secrète cohérence de l’événement. L’avant-veille, il avait souhaité la mort de son père. Il s’était armé, puis avait confessé son projet criminel à sa mère. Cet aveu avait pris valeur de malédiction : une force mystérieuse avait réalisé son souhait. Ce n’était pas lui qui avait tenu le couteau mais c’était bien lui qui avait ordonné, mentalement, l’exécution.

A partir de cet instant, il ne se souvenait plus de rien. Ni de l’enterrement, ni des plaintes de sa mère, ni des difficultés financières qui avaient marqué leur quotidien. Paul était uniquement concentré sur cette vérité : il était le seul coupable.

Le grand ordonnateur du massacre.

Beaucoup plus tard, en 1987, il s’était inscrit à la faculté de droit de la Sorbonne. A coups de petits boulots, il avait amassé assez d’argent pour louer une chambre à Paris et se tenir à distance de sa mère, qui ne cessait plus de boire. Agent de nettoyage dans une grande surface, elle exultait à l’idée que son fils devienne avocat. Mais Paul avait d’autres projets.

Maîtrise en poche, en 1990, il avait intègre l’école des inspecteurs de Cannes-Ecluse. Deux ans plus tard, il était sorti major de sa promotion et avait pu choisir l’un des postes les plus convoités par les apprentis policiers : l’Office Central pour la Répression du Trafic Illicite de Stupéfiants (OCRTIS). Le temple des chasseurs de drogue.

Sa route paraissait tracée. Quatre années au sein d’un office central ou d’une brigade d’élite, puis ce serait le concours interne des commissaires. Avant d’avoir quarante ans, Paul Nerteaux obtiendrait un poste élevé au ministère de l’Intérieur, place Beauvau, sous les lambris d’or de la Grande Maison. Une réussite flamboyante pour un enfant issu, comme on dit, d’un « milieu difficile ».

En réalité, Paul ne s’intéressait pas à une telle ascension. Sa vocation de flic trouvait d’autres fondements, toujours liés à son sentiment de culpabilité. Quinze ans après l’expédition du port de Gennevilliers, il était encore hanté par le remords ; la voie était guidée par cette seule volonté de laver sa faute, de retrouver une innocence perdue.

Pour maîtriser ses angoisses, il avait dû s’inventer des techniques personnelles, des méthodes de concentration secrètes. Il avait puisé dans cette discipline le jus nécessaire pour devenir un flic inflexible. Au sein de la « boîte », il était haï, redouté, ou admiré, au choix — mais jamais aimé. Parce que nul ne comprenait que son intransigeance, sa volonté de réussir étaient une rampe de survie, un garde-fou. Sa seule manière de contrôler ses démons. Nul ne savait que, dans le tiroir de son bureau, il conservait toujours, à main droite, un coupe-papier en cuivre…

Il serra ses mains sur le volant et se concentra sur la route.

Pourquoi remuait-il toute cette merde aujourd’hui ? L’influence du paysage trempé de pluie ? Le fait qu’on soit dimanche, jour de mort parmi les vivants ?

De part et d’autre de l’autoroute, il ne voyait que les travées noirâtres des champs labourés. La ligne d’horizon elle-même ressemblait à un sillon ultime, s’ouvrant sur le néant du ciel. Il ne pouvait rien se passer dans cette région, excepté une lente immersion dans le désespoir.

Il lança un coup d’œil à la carte posée sur le siège passager. Il allait devoir quitter l’autoroute A1 pour prendre la nationale en direction d’Amiens. Ensuite, il attraperait la départementale 235. Après dix kilomètres, il parviendrait à destination.