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La tête de pont – le Lorean converti – ralentissait à l’approche de Cerbère. Lors de son entrée en contact avec la planète, sa vitesse n’excéderait pas celle d’une balle de revolver, mais une balle de plusieurs millions de tonnes. Si elle heurtait la surface d’une planète ordinaire à cette vitesse, il y aurait une explosion colossale et son jouet serait détruit en un éclair. Mais Cerbère n’était pas une planète normale. Volyova supposait – sur la base d’interminables simulations – que la masse écrasante de l’arme suffirait à la propulser à travers la mince croûte artificielle qui entourait la planète. Ensuite, quand elle l’aurait traversée et se serait fichée dans le monde intérieur, Volyova n’avait pas vraiment idée de ce qu’elle rencontrerait.

Et maintenant, elle avait tellement peur qu’il n’y avait pas de mots pour le dire. Sylveste s’était laissé entraîner jusque-là par vanité intellectuelle, et peut-être par autre chose aussi, mais elle n’était pas innocente dans l’affaire. Elle avait obéi à la même pulsion aveugle. Elle regrettait d’avoir pris le projet tellement à cœur ; d’avoir fait en sorte que la tête de pont ne puisse échouer. Elle frémissait en pensant à ce qui arriverait si son enfant ne la décevait pas.

— Si j’avais su… dit-elle enfin. Mais je ne savais pas, alors, à quoi bon ?

— Vous auriez dû m’écouter, fit Khouri. Je vous avais dit qu’il fallait arrêter cette folie. Mais vous ne vouliez rien entendre ; il fallait que vous le fassiez.

— Je n’allais pas m’opposer à Sajaki sur la base d’une vision que vous aviez eue au poste de tir. Si je vous dis qu’il nous aurait éliminées toutes les deux, vous pouvez me faire confiance.

Sauf que maintenant, se disait-elle, elles allaient peut-être être obligées de se rebeller quand même contre lui, mais elles ne pouvaient le faire que de la chambre-araignée, et bientôt, ça ne suffirait peut-être pas.

— Vous auriez dû me faire confiance, insista Khouri.

En d’autres circonstances, se dit Volyova, à ce stade, elle lui aurait tapé dessus. Au lieu de ça, elle répondit d’une voix douce :

— Je trouve que vous êtes mal placée pour me parler de confiance alors que vous avez menti et triché pour vous introduire à bord de mon bâtiment.

— Que vouliez-vous que je fasse ? La Demoiselle tenait mon mari.

— Vraiment, Khouri ? fit Volyova en se penchant vers elle. Vous en êtes sûre ? Je veux dire, vous l’avez rencontré, ou c’était encore un des petits stratagèmes de la Demoiselle ? Il n’est pas difficile d’implanter des souvenirs, il me semble.

Khouri répondit d’une voix suave, comme s’il n’y avait jamais eu un mot plus haut que l’autre entre elles :

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu’il ne s’en est peut-être pas sorti, Khouri. Vous n’y avez jamais songé ? Peut-être qu’il n’a jamais quitté Yellowstone, comme vous l’avez toujours cru.

Pascale s’interposa :

— Écoutez, vous ne pourriez pas arrêter de vous disputer ? Si le pire doit arriver, la dernière chose dont nous avons besoin c’est de nous chamailler. Figurez-vous que, contrairement à vous deux, je n’ai jamais demandé à venir à bord, et je voudrais n’y avoir jamais mis les pieds.

— Ouais, c’est vraiment pas de chance, rétorqua Khouri.

Pascale la foudroya du regard.

— Enfin, quand je dis ça… ce n’est peut-être pas tout à fait vrai. Moi aussi, je cherche quelque chose. Moi aussi, j’ai un mari, et je ne veux pas qu’il lui arrive malheur, à lui ou à ses proches, à cause d’une pulsion irrésistible. Et c’est pour ça que j’ai besoin de vous deux, parce que vous avez l’air d’être les seules, ici, à avoir la même impression que moi.

— Et quelle impression avez-vous ? demanda Volyova.

— Que ça ne colle pas, dit-elle. Ça ne colle plus depuis que vous avez prononcé ce nom.

Volyova n’avait pas besoin de lui demander à quel nom elle faisait allusion.

— Vous avez réagi comme si vous le reconnaissiez.

— Nous l’avons reconnu tous les deux. « Voleur de Soleil » est un nom amarantin ; c’est un de leurs dieux, une figure mythique, ou peut-être un personnage historique réel. Mais Dan était trop têtu – ou peut-être trop effrayé – pour l’admettre.

Volyova regarda à nouveau son bracelet ; toujours rien. Puis elle attendit que Pascale raconte son histoire. Et elle la raconta bien ; sans préambule, sans perdre de temps à planter le décor. Elle décrivit quelques faits bien choisis, esquissés avec une remarquable économie de moyens, et Volyova en retira une bonne idée d’ensemble. Elle comprenait enfin pourquoi Pascale avait entrepris la biographie de Sylveste. Elle leur parla des Amarantins, ces créatures d’origine avienne, aujourd’hui disparues, qui avaient vécu sur Resurgam. Sylveste en avait suffisamment parlé à l’équipage pour qu’il resitue l’histoire dans son contexte, mais cette nouvelle allusion aux Amarantins était troublante. Volyova n’aimait pas penser que ses problèmes étaient, d’une certaine façon, liés aux Vélaires ; là, au moins, la causalité était assez claire. Mais comment les Amarantins s’intégraient-ils dans tout ça ? Quel lien pouvait-il y avoir entre deux espèces non humaines radicalement différentes, qui avaient toutes les deux depuis longtemps disparu du paysage galactique ? Même les échelles temporelles offraient une disparité radicale : d’après ce que Lascaille avait dit à Sylveste, les Vélaires avaient disparu – peut-être en se repliant dans leurs sphères d’espace-temps restructuré – des millions d’années avant l’apparition des Amarantins, emportant avec eux des objets et des techniques trop redoutables pour être laissés à la portée d’espèces moins expérimentées. Après tout, c’était ce qui avait attiré Sylveste et Lefèvre vers la frange du Voile : l’attrait de toutes ces connaissances emmagasinées. Les Vélaires étaient ce que les hommes avaient vu de plus éloigné d’eux : des êtres cauchemardesques, dotés d’une carapace et de plusieurs membres. Par contraste, bien que non humains, les Amarantins, ces bipèdes qui semblaient descendre des oiseaux, étaient moins bouleversants.

Le Voleur de Soleil établissait un lien entre eux. Le vaisseau n’était jamais venu sur Resurgam ; personne, à bord, n’avait jamais eu le moindre rapport avec les Amarantins, et pourtant le Voleur de Soleil avait fait partie de la vie de Volyova pendant des années subjectives, et plusieurs dizaines d’années de temps planétaire. Sylveste était manifestement la clé de tout ça, mais Volyova n’arrivait pas à voir la logique de l’affaire.

Pendant qu’une partie de l’esprit de Volyova vagabondait et s’efforçait de trouver une sorte d’ordre aux choses. Pascale poursuivait son récit. Elle leur parla de la cité enfouie ; une immense structure amarantine qui avait été découverte pendant la captivité de Sylveste. Elle leur décrivit le bâtiment central de la cité, une tour immense, surmontée par un être qui n’était pas tout à fait amarantin mais évoquait l’équivalent amarantin d’un ange – sauf que c’était un ange imaginé par quelqu’un qui aurait scrupuleusement respecté les contraintes anatomiques. Un ange qui aurait presque pu voler.