— Et c’était le Voleur de Soleil ? demanda Khouri, impressionnée.
— Je ne sais pas, répondit Pascale. Tout ce que nous savons, c’est que, au départ, le Voleur de Soleil était un Amarantin comme les autres, sauf qu’il a rassemblé autour de lui un groupe, un clan de renégats, si vous voulez. Nous pensons que c’étaient des expérimentateurs, qui étudiaient la nature du monde ; qui remettaient le mythe en question. D’après la théorie de Dan, le Voleur de Soleil s’intéressait à l’optique ; il faisait des miroirs, des lentilles, il volait le soleil au sens littéral du terme. Il se peut aussi qu’il ait fait des expériences portant sur le vol ; qu’il ait construit des machines rudimentaires, des planeurs. En tout cas, ça passait pour de l’hérésie.
— Et la statue ? Qu’est-ce que c’était ?
Pascale leur parla alors du groupe de renégats qu’on avait appelés par la suite les Bannis ; elle leur raconta comment ils avaient totalement disparu de l’histoire amarantine pendant des milliers d’années.
— Si je peux hasarder une théorie, intervint Volyova, il se pourrait que les Bannis soient partis pour un coin tranquille de la planète et aient inventé la technologie ?
— C’est ce que pensait Dan. Il pensait qu’ils étaient allés jusqu’au bout, et qu’ils avaient trouvé le moyen de quitter Resurgam. Puis, un jour – peu avant l’Événement –, ils étaient revenus, et à ce moment-là, pour ceux qui étaient restés sur place, ils étaient devenus des dieux. C’était ça, la statue : un hommage élevé en l’honneur de leurs nouveaux dieux.
— Des dieux qui seraient devenus des anges ? demanda Khouri.
— Le génie génétique, reprit Pascale, avec conviction. Ils n’auraient jamais pu voler, même avec les ailes dont ils s’étaient dotés, mais ils avaient déjà échappé à la gravité ; ils avaient conquis le vol spatial.
— Que s’est-il passé ?
— Beaucoup plus tard, des siècles ou des milliers d’années plus tard, le peuple du Voleur de Soleil est retourné sur Resurgam. C’était presque la fin. Nous ne pouvons déchiffrer l’échelle de temps géologique, elle est trop courte. Mais tout se passe comme s’ils l’avaient amené avec eux.
— Amené quoi ? demanda Khouri.
— L’Événement. La chose qui a anéanti toute vie sur Resurgam.
Elles pataugeaient dans une coursive où elles avaient de l’eau jusqu’aux chevilles lorsque Khouri dit :
— Il n’y a pas un moyen d’empêcher votre arme d’atteindre Cerbère ? Je veux dire, elle est sous votre contrôle, non ?
— Chut ! siffla Volyova. Tout ce qu’on dit ici…
Elle eut un geste éloquent en direction des parois, faisant probablement allusion aux micros dissimulés un peu partout qui transmettaient leurs paroles à Sajaki, elle en était persuadée.
— Et même si ça revenait aux oreilles des autres membres du Triumvirat ? fit Khouri, tout bas (inutile de courir des risques inutiles, mais elle tenait à s’exprimer quand même). Vu la tournure que prend la situation, l’affrontement ouvert ne devrait plus tarder. D’abord, je doute que le réseau d’écoute de Sajaki soit aussi extensif que vous le pensez. C’est ce que disait Sudjic. Et de toute façon, il a probablement d’autres chats à fouetter, en ce moment.
— Dangereux, très dangereux…
Reconnaissant peut-être qu’il y avait du vrai dans les paroles de Khouri – d’ici peu, leurs manœuvres subreptices tourneraient à la rébellion ouverte –, Volyova releva le poignet de son blouson sur son bracelet, leur montrant les chiffres qui défilaient sur le voyant lumineux.
— Je contrôle à peu près tout d’ici, mais quel intérêt ? Sajaki me tuera s’il croit que je tente de saboter l’opération, et il le saura à l’instant où l’arme déviera de la trajectoire prévue. De plus, n’oublions pas que Sylveste nous tient tous en otage, et je n’ose imaginer comment il réagira.
— Très mal, j’imagine. Mais ça ne change rien.
— Il ne mettra pas ses menaces à exécution, dit alors Pascale. Il n’a rien dans les yeux ; il me l’a dit. Mais comme Sajaki n’a aucun moyen de s’en assurer – or ç’aurait été tout à fait possible – Dan était sûr que ça marcherait.
— Vous êtes absolument certaine qu’il ne vous a pas menti ?
— Qu’est-ce que c’est que cette question ?
— Une question parfaitement légitime, compte tenu des circonstances. J’ai la trouille de Sajaki, mais je saurais lui tenir tête s’il le fallait. Alors que votre mari…
— C’était de l’intox, confirma Pascale. Faites-moi confiance.
— Comme si nous avions le choix, soupira Khouri.
Elles étaient arrivées à un ascenseur. La porte s’ouvrit et elles durent monter une marche pour entrer dans la cabine. Khouri tapa du pied pour ôter la boue de ses bottes et dit :
— Ilia, il faut que vous arrêtiez ça. Si ça atteint Cerbère, nous sommes tous morts. La Demoiselle le savait depuis le début ; c’est pour ça qu’elle voulait tuer Sylveste. Parce qu’elle savait qu’il ne reculerait devant rien pour y aller. Bon, tout ça n’est pas complètement clair dans ma tête, mais j’ai une certitude : la Demoiselle savait que s’il réussissait, ce serait très mauvais pour nous. Très, très mauvais, même.
L’ascenseur commença à monter bien que Volyova n’ait pas appuyé sur un seul bouton.
— C’était le Voleur de Soleil qui l’y incitait, reprit Pascale. Qui forgeait son destin. Lui fourrait des idées dans la tête.
— Des idées ? demanda Khouri.
— Comme de venir ici, dans ce système, fit Volyova, très animée à présent. Khouri, vous vous souvenez comment nous avons retrouvé, dans la mémoire du vaisseau, cet enregistrement de Sylveste effectué lors de sa précédente visite à bord ? (Khouri hocha la tête. Elle s’en souvenait bien : elle avait regardé le Sylveste enregistré dans les yeux et avait imaginé qu’elle tuait leur propriétaire réel.) Il a dit en passant qu’il pensait déjà à l’expédition de Resurgam, vous vous souvenez ? Ça nous avait intriguées, parce que, logiquement, il ne pouvait pas être au courant, pour les Amarantins. Eh bien, maintenant, tout s’éclaire. Pascale a raison. Le Voleur de Soleil était déjà dans sa tête, et c’est lui qui l’a poussé à venir ici. Je pense qu’il n’en avait même pas conscience, mais il était contrôlé par le Voleur de Soleil, depuis le début.
— C’est comme si le Voleur de Soleil et la Demoiselle se livraient combat par personnes interposées, reprit Khouri. Le Voleur de Soleil est une espèce d’entité électronique, un programme, un logiciel, et la Demoiselle est confinée à Yellowstone, dans son palanquin… alors ils nous manipulent, ils tirent les ficelles, nous jouant l’un contre l’autre.
— Je pense que vous avez raison, dit Volyova. C’est le Voleur de Soleil qui me préoccupe. Beaucoup, même. Nous n’avons pas entendu parler de lui depuis l’histoire de l’arme secrète.
Khouri ne répondit pas. Elle savait que le Voleur de Soleil s’était introduit dans sa tête au cours de la dernière séance au poste de tir. Par la suite, lors de son ultime apparition, la Demoiselle lui avait dit que le Voleur de Soleil était en train de la ronger ; qu’il finirait inévitablement par l’emporter au cours des prochaines heures, quelques jours tout au plus. Et ça faisait déjà des semaines. D’après son estimation des pertes, la Demoiselle devait être morte, à présent, et le Voleur de Soleil avait gagné. Et pourtant, rien n’avait changé. Sauf peut-être qu’il régnait dans sa tête un calme comme elle n’en avait pas connu depuis qu’elle avait repris conscience du côté de Yellowstone. Finis les foutus implants de proximité du Jeu de l’Ombre ; finies les apparitions de la Demoiselle à minuit. À croire que le Voleur de Soleil était mort en triomphant. Non que Khouri y crût, cela dit, et son absence complète était d’autant plus éprouvante ; elle ajoutait de la tension à l’attente de sa réapparition, parce qu’elle était convaincue qu’il reviendrait. Et quelque chose lui disait qu’il serait d’une compagnie encore moins agréable que sa précédente occupante.