— Pourquoi voudriez-vous qu’il se montre ? demanda Pascale. Il a pratiquement gagné, n’importe comment.
— Pratiquement, acquiesça Volyova. Mais ce que nous sommes sur le point de faire pourrait l’amener à intervenir. Je pense que nous devrions nous y préparer – surtout vous, Khouri. Vous savez qu’il a trouvé le moyen de s’introduire dans Boris Nagorny, et si je vous dis qu’ils n’étaient agréables à connaître, ni l’un, ni l’autre, vous pouvez me croire.
— Vous devriez peut-être me connecter maintenant, pendant qu’il en est encore temps, dit Khouri, sans trop réfléchir, mais avec une gravité mortelle. Je le pense vraiment, Ilia – je préférerais que vous le fassiez plutôt que d’être obligée de m’y expédier plus tard.
— J’aimerais bien, répondit son mentor. Mais nous n’avons pas vraiment l’avantage du nombre. Pour le moment, nous sommes trois contre Sajaki et Hegazi – et Dieu seul sait dans quel camp Sylveste se rangera, si on en arrive là.
Pascale ne répondit pas.
Elles arrivèrent à l’armothèque, l’endroit où Volyova avait prévu de les emmener bien qu’elle ne leur en ait pas parlé. Khouri n’était jamais venue dans cette partie du bâtiment, mais elle n’avait pas besoin qu’on lui dise de quoi il s’agissait. Elle était entrée dans des quantités d’armureries, et il y régnait toujours la même odeur caractéristique.
— Là, on est en train de se fourrer dans une sacrée merde, dit-elle. Pas vrai ?
La vaste pièce oblongue était le local de documentation et de réception de l’armothèque, qui comportait près d’un millier de modèles immédiatement disponibles. Des dizaines de milliers d’autres pouvaient être fabriqués à bref délai, conformément aux plans holographiques entreposés dans les mémoires du bâtiment.
— Oui, fit Volyova avec une sorte de jubilation presque inquiétante. De sorte que nous avons intérêt à disposer d’une puissance de feu efficace, et qui en impose. Alors, allez-y, Khouri, équipez-nous. Et faites vite. Je ne tiens pas à ce que Sajaki nous tombe dessus avant que nous ayons ce que nous sommes venues chercher.
— Vous prenez votre pied, hein ?
— Oui. Et vous savez pourquoi ? Suicidaire ou non, nous faisons enfin quelque chose. Nous y resterons peut-être, et il se pourrait que ça ne serve absolument à rien, mais au moins nous ne disparaîtrons pas sans combattre.
Khouri hocha lentement la tête. Vu comme ça… Volyova avait raison. C’était la prérogative du soldat que de ne pas laisser les événements suivre leur cours sans tenter d’intervenir d’une façon ou d’une autre, même futile. Très rapidement, Volyova lui montra comment utiliser les fonctions primitives de l’armothèque – par bonheur, c’était presque intuitif – puis elle prit Pascale par le bras et tourna les talons, prête à repartir.
— Où allez-vous ?
Sur la passerelle. Sajaki veut que j’y sois pour l’opération d’affaiblissement.
26
Sylveste n’avait pas vu sa femme depuis des heures, et elle ne serait probablement pas là lors de l’aboutissement de ce pour quoi il s’était tellement battu. L’arme de Volyova devait percuter Cerbère dans une dizaine d’heures, et la première vague de frappes d’affaiblissement était programmée d’ici moins d’une heure. C’était assez prodigieux en soi, et pourtant il semblait qu’il devrait y assister sans Pascale.
Les caméras du bâtiment suivaient l’arme à la trace. Bien qu’étant à plus d’un million de kilomètres, elle était aussi nettement visible sur la sphère synoptique de la passerelle que si elle avait été tout près. Ils la voyaient de profil depuis qu’elle avait amorcé l’approche du point de Lagrange alors que le bâtiment restait en orbite stationnaire à quatre-vingt-dix degrés dans le sens des aiguilles d’une montre, sur une ligne qui passait par Hadès et sa furtive compagne planétaire. Aucun des deux engins n’était sur une véritable orbite, mais, grâce au faible champ gravitationnel de Cerbère, ces trajectoires artificielles pourraient être maintenues à l’aide d’une poussée correctrice minimale.
Sylveste n’était pourtant pas seul : Sajaki et Hegazi étaient avec lui sur la passerelle baignée d’une lueur sanglante, diffusée par la sphère synoptique d’un rouge furieux. Hadès était assez près pour être visible sous la forme d’une tache écarlate, et Delta Pavonis projetait aussi une faible lumière rougeâtre sur tout ce qui tournait autour. Et comme la sphère était la seule source lumineuse de la salle, tout était éclaboussé de rouge.
— Où est cette putain de brezgatnik de Volyova ? fulmina Hegazi. Je croyais qu’elle devait nous montrer sa chambre des horreurs en action, là ?
Avait-elle vraiment fait l’impensable ? se demanda Sylveste. Avait-elle vraiment décidé de saboter l’attaque qu’elle avait elle-même mise au point ? Si tel était le cas, il l’avait mal jugée. Elle lui avait fait part de ses réticences, alimentées par les errements de cette Khouri, mais elle n’avait pas pu les prendre au sérieux. Elle se faisait sûrement l’avocate du diable, pour mettre ses propres certitudes à l’épreuve…
— Tu as intérêt à prier pour que ce soit ça, fiston, dit Calvin.
— Tu lis dans mes pensées, maintenant ? demanda Sylveste à haute voix, n’ayant rien à dissimuler aux membres du Triumvirat présents à ses côtés. C’est un sacré truc, Calvin !
— Disons que c’est une adaptation progressive à une congruence neurale, répondit la voix. D’après toutes les théories, si tu me permettais de rester assez longtemps dans ta tête, c’est ce qui finirait par arriver. En réalité, ce qui se passe, c’est que j’échafaude un modèle de plus en plus réaliste de tes processus neuraux. Au départ, j’étais tout juste capable de corréler ce que je déchiffrais avec tes réactions. Maintenant, je n’ai même plus besoin d’attendre les réponses pour les deviner.
Alors, lis ça, pensa Sylveste. Va te faire foutre.
— Si tu voulais te débarrasser de moi, dit Calvin, tu aurais pu le faire il y a des heures. Mais je pense que tu commences à apprécier ma présence.
— Pour le moment, convint Sylveste. Mais ne t’y habitue pas, Calvin. Parce que je ne prévois pas de te laisser rester de façon permanente.
— C’est ta femme qui m’inquiète.
Sylveste regarda les membres du Triumvirat et préféra leur épargner la suite de la conversation.
— Je m’inquiète aussi pour elle, répondit-il dans le silence de son esprit. Mais il se trouve que ce ne sont pas tes oignons.
— J’ai vu comment elle a réagi quand Volyova et Khouri ont essayé de la retourner.
Oui, se dit Sylveste. Et qui aurait pu, honnêtement, l’en blâmer ? Ça avait été assez difficile pour lui quand Volyova avait lâché le nom du Voleur de Soleil dans la conversation, comme une bombe thermonucléaire. Évidemment, Volyova ne pouvait pas connaître la portée significative de ce nom et, l’espace d’un instant, Sylveste avait espéré que sa femme ne se rappellerait pas où elle l’avait entendu, ou même de l’avoir jamais entendu. Mais Pascale était trop futée pour ça. C’était la moitié de la raison pour laquelle il l’aimait.