Khouri prit l’arme de Pascale, jeta un coup d’œil dans le canon, la soupesa pour en vérifier l’équilibrage et regarda le réglage du rayon, qui s’effectuait grâce à une mollette insérée dans la crosse.
— À votre service, Madame, dit le distributeur.
— Ce n’est pas pour moi, fit Khouri en planquant l’arme dans une poche.
Les propulseurs des six armes secrètes de Volyova se mirent à cracher, et les engins de mort s’éloignèrent rapidement du bâtiment, suivant une trajectoire complexe qui les amènerait à frapper le point d’impact selon un angle oblique. Pendant ce temps, la tête de pont réduisait la distance qui la séparait de la surface, en ralentissant toujours. La planète savait, à présent, qu’elle était approchée par un objet artificiel de vastes dimensions. Elle avait même reconnu que la chose en approche avait naguère été le Lorean, Volyova en aurait mis sa tête à couper. Elle était certaine qu’un débat avait lieu quelque part, dans les profondeurs de cette croûte grouillante de machines. Certains composants devaient arguer qu’il valait mieux riposter tout de suite, abattre la chose avant qu’elle ne pose un vrai problème. D’autres devaient plaider la circonspection, avancer que l’objet était encore loin de Cerbère, que toute attaque devrait être massive afin de l’anéantir avant qu’il n’ait le temps de répliquer, et qu’une telle démonstration de force risquait d’attirer l’attention. Et les systèmes pacifistes ajoutaient probablement que l’objet n’avait encore rien fait d’ostensiblement menaçant. Si ça se trouvait, il ne soupçonnait même pas que Cerbère était un monde artificiel. Il voulait peut-être simplement voir à quoi il ressemblait, après quoi il repartirait sans autre forme de procès.
Volyova ne voulait pas que les pacifistes gagnent. Elle voulait que les avocats d’une frappe massive, préventive, l’emportent, et tout de suite, sans perdre une minute. Elle voulait voir Cerbère se déchaîner et annihiler la tête de pont. Ça mettrait fin à leur problème et ils ne seraient pas plus mal partis que maintenant. Après tout, la même chose était arrivée aux sondes de Sylveste. Le fait de provoquer la réaction de Cerbère ne constituait pas forcément l’interférence que la Demoiselle cherchait à éviter. Au fond, personne ne serait entré dans cet endroit ; ils pourraient admettre leur défaite et rentrer chez eux.
Sauf que rien de tout ça n’arriverait.
— Les armes secrètes, Ilia, dit Sajaki avec un mouvement de menton en direction du synoptique. Tu prévois de les armer et de faire feu d’ici ?
— Rien ne s’y oppose.
— Je pensais que Khouri les commanderait depuis le poste de tir. Après tout, c’est son rôle. (Il se tourna vers Hegazi et murmura, assez fort pour que tous l’entendent :) Je commence à me demander pourquoi on l’a recrutée, celle-là. Et pourquoi j’ai laissé Volyova interrompre le scrapping.
— Je suppose qu’elle a son utilité, répondit le chimérique.
— Khouri est au poste de tir, mentit Volyova. Simple précaution, naturellement. Mais je ne l’appellerai pas à moins que ce ne soit absolument nécessaire. C’est normal, non ? Ce sont aussi mes armes, vous ne pouvez m’empêcher de les utiliser alors que la situation est complètement sous contrôle.
D’après les voyants de son bracelet – auxquels faisaient partiellement écho les données qui défilaient sur la sphère synoptique –, d’ici trente minutes, les armes secrètes allaient gagner les positions de tir qui leur avaient été assignées, à près de deux cent cinquante mille kilomètres du vaisseau. Et à ce stade, il n’y aurait aucune raison valable de ne pas faire feu.
— Bon, fit Sajaki. Pendant un moment, j’ai eu peur que tu ne sois pas tout à fait vouée au triomphe de notre cause. Mais je retrouve bien là notre bonne vieille Volyova !
— Comme c’est satisfaisant, commenta Sylveste.
27
Les icônes noires des armes secrètes fondaient vers leur cible comme un essaim d’abeilles. Elles n’attendaient que de déchaîner leur terrible puissance contre Cerbère. La planète n’avait eu aucune réaction observable ; rien ne laissait soupçonner qu’elle n’était pas ce qu’elle avait l’air d’être : une boule grise, couturée de cicatrices, pareille à une calotte crânienne inclinée dans une attitude de prière.
Lorsque ce moment arriva enfin, la sphère synoptique émit un doux carillon, les chiffres qui défilaient se recalèrent brièvement à zéro et repartirent pour un interminable décompte.
Sylveste fut le premier à parler. Il se tourna vers Volyova qui n’avait pas fait un geste depuis plusieurs minutes.
— Il n’aurait pas dû se passer quelque chose ? Vos satanées armes n’étaient pas censées exploser ?
Volyova releva les yeux de son bracelet et braqua sur lui un regard de somnambule.
— Je n’ai pas donné l’ordre, dit-elle si bas que c’est à peine s’ils entendirent ses paroles. Je n’ai pas ordonné aux armes de faire feu.
— Pardon ? releva Sajaki.
— Vous avez bien entendu, répondit-elle, un ton plus haut. Je n’ai pas donné l’ordre.
Comme souvent, le calme résolu de Sajaki réussit à sembler plus menaçant que n’importe quelle démonstration de violence.
— Nous avons encore quelques minutes pour lancer l’attaque, dit-il. Tu ferais peut-être mieux d’envisager de les utiliser avant que la situation ne devienne irrécupérable.
— Je pense, intervint Sylveste, qu’elle l’est déjà depuis quelque temps.
— C’est une question qui regarde le Triumvirat, dit Hegazi, ses jointures gainées d’acier brillant sur les accoudoirs de son siège, Ilia, si tu veux bien donner l’ordre maintenant, nous pourrons peut-être…
— Je ne le ferai pas, dit-elle. Appelez ça de la mutinerie ou de la trahison si vous voulez, je m’en fous. Mais ma participation à cette dinguerie s’arrête ici. (Elle regarda Sylveste avec une soudaine fureur.) Vous connaissez mes raisons. N’essayez pas de dire le contraire !
— Elle a raison. Dan, intervint Pascale, tous les regards convergeant sur elle. Tu sais qu’elle dit vrai ; nous ne pouvons tout simplement pas courir ce risque, quelque envie que tu en aies.
— Alors toi aussi, tu as écouté cette Khouri, fit Sylveste.
La nouvelle que sa femme avait pris le parti de Volyova n’avait rien de surprenant, et non seulement il en concevait moins d’amertume qu’il ne l’aurait cru, mais encore il l’en admirait d’autant plus. En même temps, il était bien conscient de la perversité de ses sentiments.
— Elle sait des choses que nous ignorons, dit Pascale.
— Qu’est-ce que cette grognasse vient faire là-dedans ? demanda Hegazi avec un coup d’œil hargneux en direction de Sajaki. On ne pourrait pas l’oublier cinq minutes ?
— Malheureusement pas, répondit Volyova. Tout ce que vous avez entendu est vrai. Et continuer serait vraiment la plus grosse bêtise que nous ayons jamais faite.
Sajaki rapprocha son siège de Volyova.
— Si tu ne donnes pas l’ordre de déclencher l’attaque, au moins, confie-moi le contrôle des armes secrètes.
Il tendit la main en lui faisant signe de dégrafer son bracelet et de le lui remettre.
— Je te conseille de faire ce qu’il dit, insista Hegazi. Sinon, ça pourrait avoir des conséquences désagréables pour toi.
— Je n’en doute pas une seconde, répondit Volyova qui, d’un mouvement coulé, enleva son bracelet. Il ne te servira à rien, Sajaki. La cache d’armes n’obéit qu’à Khouri et à moi.
— Donne-moi ce bracelet.
— Tu vas le regretter, je te préviens.