— Et puis ? Est-ce que ça changera quelque chose ?
Comme je la regardais avec surprise, elle détourna la tête.
— Que veux-tu dire ?
— Ne parlons plus d’elle.
— Je suis allé voir Fred au Majorque.
Le visage entre ses mains, elle me regardait.
— Il m’a proposé de lui faire suivre une lettre. Elle est partie avec Henri. Je suppose qu’elle l’avait fui et qu’il l’a retrouvée hier matin. Elle ne lui échappera plus. Il va essayer de l’envoyer en Afrique ou en Amérique du Sud.
— C’est de ce qu’elle va devenir que tu t’inquiètes ?
— Non. Puisque Fred m’a proposé ça, c’est qu’il sait où elle se trouve. Il reste peut-être une chance pour que je lui parle.
— Tu veux que je lui téléphone ?
— Oui.
C’est ce qu’elle a fait tout de suite et j’ai pris l’écouteur. Mais Fred s’est montré intraitable.
— J’ai dit à votre mari que c’était inutile d’insister.
— Mais pour moi, Fred… Vous…
Il a raccroché.
— Tu vois, il s’agit certainement d’un trafic. Il ne veut pas risquer une imprudence.
Une des serveuses est venue frapper.
— Madame, on demande des chambres.
— J’y vais.
Je suis allé au bar prendre un apéritif. J’avais un peu trop bu dans la journée. Paul avait une tête de déterré.
— Je crois que vous pouvez faire votre deuil de la fille et de votre argent, lui ai-je dit méchamment.
J’éprouvais le besoin de passer ma colère sur quelqu’un, et il tombait bien avec son air de voyou sournois.
— Pourquoi me demande-t-elle de me faire rembourser par vous, alors ? a-t-il répondu, presque menaçant.
— Elle se fait des illusions. Elle s’imaginait pouvoir nous soutirer de l’argent toute la vie, mais c’est fini.
Je n’aurais pas dû l’exciter de la sorte. Je croyais que son désir de rester en place l’emportait sur ses préoccupations amoureuses et financières. Je ne savais pas que c’était un être complexe qui ne pouvait supporter d’avoir été grugé.
Agathe étant occupée, je suis allé prendre mon repas à la cuisine puis je suis rentré à la villa. J’ai allumé un grand feu de souches dans la cheminée. Il faisait chaud pourtant, mais c’était pour la seule satisfaction de voir les flammes.
Elle est venue à onze heures.
— Paul était dans un tel état que j’ai dû l’envoyer au lit. Il a répondu presque grossièrement à un client et s’est disputé avec une serveuse. Tu crois qu’il a bu ?
— Non, c’est à cause de Brigitte. L’imbécile croyait que j’allais la lui ramener.
Agathe s’est assise à côté de moi.
— Je suis fatiguée. J’ai l’impression que j’ai vieilli aujourd’hui.
Je l’ai prise dans mes bras.
— Nous allons nous coucher.
— Restons là un moment, je suis bien.
Nous nous sommes endormis et c’est le froid qui m’a réveillé. Le feu était mort. J’ai pris Agathe dans mes bras et je l’ai déshabillée sans qu’elle se réveille.
Je n’ai pas pu me rendormir.
Cette nouvelle femme qui s’appelait Brigitte m’inquiétait. Je songeais à l’autre, mais sans aucun regret, sans aucune mélancolie. La tiédeur d’Agathe m’envahissait, m’engourdissait le corps tandis que mon esprit luttait. J’avais glissé mon bras sous son cou et elle reposait dans le creux de mon épaule. Il me semblait que rien ne pourrait jamais nous séparer.
Mais la pensée de Brigitte m’obsédait. Je regrettais qu’elle ne soit pas morte la fameuse nuit où on l’avait découverte ivre et malade. Je répugnais à l’idée qu’elle avait été ma complice, qu’elle m’avait aidé en quelque sorte à escroquer cette femme que, maintenant, je tenais dans mes bras. Je la haïssais d’avoir pris à son compte ce chantage ignoble, d’en avoir usé pour satisfaire son vice d’alcoolique.
La nuit donnait à tous ces songes éveillés un relief inquiétant. Et je ne pouvais me débarrasser d’eux.
J’ai profité d’un changement de position de ma maîtresse pour me lever. Je suis allé boire un verre d’eau dans la cuisine. J’ai découvert que la villa était morte depuis que nous avions réouvert l’hôtel. La cuisine luisait de propreté, sans odeur, sans signe de vie.
Poussé par une morbide impression, je me suis rendu dans la chambre où Barnier était mort. Je n’y étais jamais rentré depuis.
Le lit n’était pas fait. Je me suis penché vers ce matelas nu comme pour y retrouver l’odeur de la mort, cette odeur que Barnier dégageait même de son vivant.
La panique m’a pris et la chambre m’a paru terrifiante. J’ai essayé de lutter. J’ai eu l’impression de crier mais mes lèvres étaient closes.
Comme un fou, je suis revenu me terrer dans la chaleur d’Agathe, de la femme du mort. Je l’ai prise dans mes bras et elle a gémi de contentement.
Pourtant, ce n’était pas un vol que je faisais. Elle m’appartenait. Je n’avais rien fait pour la prendre à Barnier.
Rien.
Et c’était ce que j’aurais voulu crier à Brigitte si je l’avais retrouvée.
Je lui aurai expliqué que je n’avais jamais empoisonné Barnier et que tout ce que j’avais raconté, cette menace que j’avais fait peser sur Agathe n’avaient été que d’habiles mensonges, prenant base sur sa réputation et sur les racontars.
Et c’est pourquoi je souffrais comme un damné de ne pas l’avoir retrouvée.
CHAPITRE XV
Paul s’est décidé à porter plainte contre Brigitte. Il s’est rendu à la gendarmerie ce matin et a dû montrer la lettre qu’elle lui a adressée. Les gendarmes lui ont certainement posé des questions sur ces phrases étranges, où elle lui demande de se faire rembourser les cent cinquante mille francs par Agathe.
Celle-ci est au courant et depuis son front est soucieux. Il faut que je lui parle, il le faut. Je n’ose pas. Cet aveu que j’ai trop longtemps retenu va nous faire du mal. Depuis mon retour, j’aurais dû le faire.
Paul est resté deux bonnes heures à la gendarmerie. Une fois sa plainte enregistrée, un mandat d’arrêt sera lancé contre mon ancienne maîtresse. Je la connais trop bien pour ne pas douter un instant de son attitude. Elle sera à la fois épouvantée et furieuse, et elle essayera de nous faire du mal. Elle nous dénoncera aux policiers venus pour l’arrêter et tout s’enchaînera. On viendra nous interroger, on fera l’autopsie du corps de Barnier. On ne relèvera aucune trace d’arsenic, mais le scandale nous poursuivra longtemps. Et Agathe saura que je l’ai trompée, que je n’ai jamais empoisonné son mari.
Dans son bureau, elle étudie des factures. Elle lève vers moi un regard douloureux.
— Paul est rentré ?
— À l’instant.
— Tu lui as parlé ?
— Pas encore.
Assis en face d’elle, j’allume une cigarette. Il faut que je parle. Je ne sortirai pas de cette pièce sans lui avoir tout révélé.
— Ils ne la retrouveront peut-être jamais. Si je savais qu’elle se trouve en pays étranger…
Je la regarde avec surprise.
— Tu as peur qu’ils l’arrêtent ?
— Oui.
C’est la première fois que je la vois manifester un pareil sentiment. Quelques mois plus tôt, dans ce même bureau, quand je lui ai fait comprendre ce que j’exigeais d’elle, je ne l’ai même pas vue tressaillir.
Cette peur, c’est pour nous qu’elle l’éprouve, pour ce couple uni que nous formons.
— Tu as raison, peut-être qu’ils ne la retrouveront jamais.
D’un seul mot, j’aurais pu lever cette menace, lui faire découvrir la limpidité de notre avenir, mais je n’ai pas osé. Il y a comme une angoisse en moi qui m’empêche de prononcer les mots que j’ai préparés.