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— Le geste que j’ai hésité à accomplir, vous l’avez fait. Il faut croire que votre volonté est plus forte que la mienne. Vous avez en quelque sorte compté plus sur ma reconnaissance forcée que sur ma peur ?

Sa lucidité était extraordinaire. D’une voix basse, elle me confia qu’elle avait songé à se débarrasser de son mari.

— Depuis des mois son état était stationnaire. Je n’aimais pas vivre en compagnie d’un mort-vivant. Je détestais cette odeur de demi-pourriture qui l’accompagnait. Je ne pouvais plus supporter sa présence.

Et encore :

— J’étais à bout. Vous m’avez prise de vitesse. C’est peut-être la preuve de votre génie. Mais que vous le vouliez ou non, nous sommes complices. Seulement, je veux que vous sachiez une chose. Jamais je ne supporterai que vous ayez quelque pouvoir sur moi. J’accepte vos conditions. Je ne peux pas faire autrement. Dans l’état actuel des choses, je serais arrêtée et condamnée. Vous m’en avez persuadée. Mais je lutterai. Jusqu’au bout.

Son rire était méprisant.

— Dix ans ? Vous êtes fou. Vous ne pourrez pas tenir dix ans.

Je paraissais désinvolte, mais mon cœur battait plus vite. Il y avait entre nous les premières fibres de cette haine que nous allions tisser ensemble.

— Ne vous avisez pas de faire incinérer les restes de votre mari. Je m’y opposerai d’abord. Ensuite, n’oubliez pas que les traces du poison subsisteraient.

Déjà ces menaces me paraissaient un tantinet ridicules. Agathe avait accepté mes conditions. Elle savait ce qu’elle ne devait pas faire, mais j’ignorais ce qu’elle ferait. Désormais, c’était moi qui étais sur la défensive.

Puis, femme d’affaires avant tout, elle me demanda si je comptais jouer du piano pendant le mois de septembre.

— Pourquoi pas ?

— Votre amie continuera-t-elle comme auparavant ?

— Elle chantera mais il n’y aura plus de séances de strip-tease.

Un sourire railleur joua sur sa grande bouche.

— C’est une vie bourgeoise que vous recherchez ? Allez-vous transformer une partie de mon établissement en nursery ? Je vous avertis que je déteste les enfants.

Mais son regard restait froid.

CHAPITRE IV

Septembre s’effaça rapidement. La rentrée scolaire avancée vida cette plage familiale. Il n’y eut que quelques vieux couples pour attendre octobre. Pourtant le mois fut beau et chaud. Tout le pays vendangeait autour de nous, et parfois une camionnette chargée de raisin nous laissait son odeur sucrée et enivrante.

Comme il était inutile de jouer pour les rentiers tranquilles qui ne goûtaient que le silence et le calme, nous faisions de longues promenades avec Brigitte. Après quelques jours de désarroi, mon amie s’était habituée à la situation. Cette dernière était d’ailleurs supportable. Agathe Barnier observait une froide neutralité. Je la soupçonnais d’étudier le problème que je lui avais soumis.

Brigitte avait posé de nombreuses questions. Je les avais laissées sans réponse. Elle s’était lassée. Mais son naturel angoissé reprenait parfois le dessus, et il lui arrivait de boire en cachette.

Le soir, je me mettais au piano pour une heure ou deux. Les clients ne veillaient pas très tard et les jeunes gens du pays étaient trop pris par les vendanges pour venir danser, le dimanche excepté.

Ce qui étonnait le plus Brigitte, c’est qu’elle ne soit plus obligée de travailler. Cette inactivité la troublait, la rendait rêveuse.

Octobre arriva et vint le soir où il n’y eut pas un seul client. Les serveuses étaient revenues au village et Paul devait partir à la fin de la semaine. Corcel, lui, restait jusqu’au lendemain du premier janvier. Il ne reviendrait qu’au printemps, comme le barman.

L’atmosphère commença de devenir irrespirable. Agathe Barnier ne desserrait les dents que pour d’inévitables paroles. Corcel astiquait sa cuisine à longueur de journée. Paul faisait des mots croisés ou essayait de flirter avec Brigitte.

Un couple d’Anglais vint s’installer pour une semaine et nous les accueillîmes avec soulagement. Ils étaient encore là quand Paul nous quitta.

Dans l’espoir de se rendre utile, Brigitte servait les clients. À midi la salle arrivait à être pleine de voyageurs de passage. Le soir, les deux Anglais s’habillaient pour dîner. C’était assez surprenant. Lui mettait un habit plutôt usé et elle une robe datant certainement de la reine Victoria. Ils buvaient sec et dodelinaient de la tête l’un en face de l’autre, dans un silence éprouvant. Comme deux marionnettes privées de leur maître ventriloque.

Brigitte en avait des cauchemars la nuit. Pourtant, quand le couple s’embarqua dans une incroyable voiture, elle resta sur la terrasse à leur faire adieu de la main.

Et il n’y eut plus que de rares clients à s’arrêter pour coucher. D’ordinaire, ils poussaient jusqu’à Sète ou jusqu’à Agde où ils étaient certains de trouver des chambres en cette saison.

Nous attendions avec espoir ces passages-là. Corcel lui-même s’ennuyait dans sa cuisine et ouvrait la porte, m’adressant un clin d’œil sans signification et s’en retournait briquer sa cuisinière ou son frigo. Agathe Barnier, installée à une table, faisait ses comptes. Elle aurait pu s’isoler dans son bureau, mais elle nous imposait sa présence. Brigitte essayait de lire à un autre bout de la salle. Je jouais du piano ou fumais la pipe en regardant la télévision. Je composais des airs de chanson que j’oubliais de noter. J’attendais.

J’attendais ces deux fameux mois pendant lesquels nous serions seuls, Brigitte et moi, dans l’établissement. Toutes mes pensées faisaient la ronde autour de ce rêve-là.

J’avais peur que Brigitte ne tienne pas jusqu’au bout. Le soir, elle se soulageait, me faisant des scènes larmoyantes qui se terminaient presque toujours de la même façon. Cette ambiance lourde et menaçante devenait aphrodisiaque.

À la fin du mois de septembre, Agathe Barnier m’avait remis mon salaire. Cinquante mille francs. Je n’avais pas eu besoin de le lui rappeler.

Nous ne dépensions rien. Parfois, nous achetions des journaux et des livres, mais le stock des revues et des romans oubliés par les clients était impressionnant. Je songeais qu’avec l’argent que nous avions gagné cette saison et celui que nous recevions chaque mois, nous posséderions un million au début de l’été suivant. Jamais nous n’avions eu autant d’argent. Et j’organisais de longues méditations solitaires sur ce sujet. Je thésaurisais mentalement. J’y gagnais une quiétude à goût d’ennui. Je regrettais de n’avoir demandé que cinquante mille. Elle aurait pu donner dix ou vingt mille de mieux.

La seule joie de Brigitte, c’était d’étaler nos billets sur le lit. Pendant des heures, elle comptait, recomptait, faisait des petits tas, des dessins. Puis elle songeait à tout ce qu’elle pourrait s’acheter un jour.

Soudain, le froid arriva et la chaudière à mazout fut allumée. Corcel s’en occupait, mais il m’en indiqua le fonctionnement. Le premier soir, ravie, Brigitte monta se coucher de bonne heure et je la trouvai endormie sous une couverture contre le radiateur du chauffage central. À partir de ce moment-là, elle commença de croire que nous étions fixés pour la vie dans cet endroit, et elle en oublia presque d’être impressionnée par Agathe.

Ses premières avances furent fraîchement accueillies, mais elle ne se découragea pas. Elle m’étonna même en mettant une sorte de point d’honneur à se faire de cette femme son amie.

L’autre la guettait, me guettait, puis un jour changea complètement d’attitude. Elle demanda à Brigitte de lui tricoter un pull-over et mon amie se mit à l’ouvrage dans une sorte de délire.