— Comment tu t’appelles, gamin ?
— Diogo.
— Miller, dit-il en tendant la main.
La tenue de combat martienne de qualité supérieure qu’il avait prise à bord du Rossinante permit à ses doigts de jouer beaucoup mieux que ceux du garçon.
En vérité, il n’était pas en état de participer à cet assaut. En plus de ces accès nauséeux inexplicables auxquels il était toujours sujet, son bras le faisait souffrir dès que le taux de médication dans son organisme commençait à s’amenuiser. Mais il savait se servir d’une arme, et il en savait certainement plus sur les combats couloir après couloir que les neuf dixièmes des arpenteurs d’astéroïdes et traqueurs de minerais comme Diogo qui allaient débarquer. Il faudrait faire avec.
Le système d’annonces du vaisseau s’alluma :
— Ici Fred. Le soutien aérien vient de nous contacter, et nous bénéficierons d’une brèche dans dix minutes. Les dernières vérifications commencent maintenant, vous tous.
Miller se laissa aller dans son siège. Les clics et les bruissements d’une centaine de tenues de combat renforcées, de cent armes de poing, cent fusils d’assaut emplirent l’air. Il avait vécu de tels instants assez souvent pour ne pas céder une fois encore à ce rituel.
Dans quelques minutes, le jus ferait son effet. Le cocktail de drogues pour supporter les effets de plusieurs g n’avait pas encore été injecté, car ils allaient passer directement de leurs sièges à la fusillade. Inutile d’avoir vos troupes d’assaut plus droguées que nécessaire.
Julie était assise sur le mur à côté de lui, et ses cheveux ondulaient autour d’elle comme si elle était sous l’eau. Il imagina que les taches lumineuses de l’éclairage passaient sur son visage. Portrait d’une jeune pilote de chaloupe de course en sirène. L’idée la fit sourire, et il sourit en retour. Elle aurait été présente, il le savait. Avec Diogo, Fred et tous les autres miliciens de l’APE, ces patriotes du vide interstellaire. Elle aurait occupé un de ces sièges anti-crash, vêtue d’une tenue renforcée d’emprunt, prête à se ruer vers la station et à se faire tuer pour faire progresser la cause de tous. Miller savait que lui-même n’y aurait jamais participé. Pas avant elle. Donc, d’une certaine façon, il avait pris la place de Julie. Il était devenu elle.
Ils ont réussi, dit Julie, ou peut-être ne fit-elle que le penser. Si l’attaque au sol se préparait, cela impliquait que le Rossinante ait survécu – au moins assez longtemps pour abattre les défenses ennemies. Miller lui adressa un signe de tête pour la saluer et savoura un moment de satisfaction à cette idée. Puis la poussée le plaqua au fond de son siège avec une telle violence qu’il faillit perdre conscience, et pendant un moment la soute autour de lui s’assombrit. Il sentit quand le jus engendré par le freinage arriva, et tous les sièges pivotèrent pour faire face à ce qui était maintenant au-dessus d’eux. Les aiguilles s’enfoncèrent dans ses chairs. Il se produisit un choc profond et bruyant, et le Guy Molinari résonna comme une cloche géante. L’annonce de la charge pour ouvrir une brèche dans les lignes ennemies. L’univers exerça une traction violente sur eux tous, en direction de leur gauche, et les sièges pivotèrent une dernière fois tandis que le vaisseau se mettait en accord avec la rotation de la station.
Quelqu’un lui cria : “Allez-allez-allez !” Il leva son fusil d’assaut, donna une tape sur l’arme de poing rangée dans son étui sur sa cuisse et se joignit à la cohue qui se pressait vers l’issue. Son chapeau lui manquait.
Le couloir de service qui avait été éventré était étroit et sombre. Les schémas dressés par les ingénieurs de Tycho suggéraient qu’ils ne rencontreraient pas de résistance sérieuse avant d’arriver dans les parties de la station occupées en permanence. Mauvais calcul. Miller fit son entrée dans la bousculade générale à temps pour voir le premier rang des soldats de l’APE fauché par un laser de défense automatique.
— Groupe 3 ! Gazez-moi ça ! cria la voix de Fred à leurs oreilles.
Une demi-douzaine de panaches de fumée anti-laser s’élevèrent aussitôt dans l’espace confiné. Quand un autre laser entra en action, un moment plus tard, les murs luisirent d’une irisation soudaine, et la fumée s’échappant du plastique brûlé empuantit l’air, mais personne ne mourut. Miller se rua en avant, gravit une rampe d’accès métallique peinte en rouge. Une charge explosive détona, et une porte de service s’ouvrit subitement.
Les couloirs de la station Thoth étaient spacieux, décorés de longues bandes verticales de lierre aux spirales soigneusement entretenues, séparées à intervalles réguliers par des niches contenant des bonsaïs mis en valeur par un éclairage judicieux. La lumière douce rappelant celle du soleil donnait au lieu de faux airs de station thermale ou de résidence privée d’un homme fortuné. Le sol était moquetté.
L’affichage tête haute de son casque vacilla et indiqua le chemin que les troupes d’assaut devaient emprunter. Son cœur battait à un rythme soutenu, mais son esprit lui parut ralentir jusqu’à se figer. À la première intersection, un barrage antiémeute était tenu par une douzaine d’hommes portant l’uniforme des forces de sécurité de Protogène. Les assaillants refluèrent et s’abritèrent derrière le coin du mur. Quelques tirs de dissuasion ennemis fusèrent à hauteur de genou.
Les grenades étaient parfaitement sphériques, sans même un trou là où la goupille avait été retirée. Elles ne roulèrent pas aussi bien sur la moquette industrielle trop molle qu’elles l’auraient fait sur un dallage ou un carrelage, si bien qu’une des trois explosa avant d’avoir atteint le barrage. La déflagration fit le même effet que si l’on vous avait frappé les tympans avec un marteau. Les couloirs étroits canalisèrent le souffle vers eux presque autant que vers l’ennemi. Mais le barrage fut fracassé, les hommes de la sécurité de Protogène culbutés en arrière.
Alors qu’ils se lançaient à l’attaque, Miller entendit ses nouveaux compatriotes temporaires pousser des cris de triomphe devant ce premier aperçu de la victoire. Ses écouteurs n’avaient peut-être pas étouffé le bruit autant qu’ils l’auraient dû. Effectuer le reste de l’assaut avec des tympans endommagés ne serait pas facile.
Mais la voix de Fred résonna de nouveau, et elle lui parvint avec clarté :
— N’avancez pas ! Reculez !
L’avertissement fut presque suffisant. Les forces au sol de l’APE hésitèrent, les ordres de Johnson brisant leur élan comme une laisse qu’on tire en arrière. Ce n’étaient pas des soldats. Ce n’étaient même pas des policiers. C’étaient des miliciens irréguliers de la Ceinture, et chez eux la discipline et le respect de l’autorité n’étaient pas naturels. Ils ralentirent. Se montrèrent plus circonspects. Grâce à cela, ils ne tombèrent pas tête baissée dans le piège quand ils tournèrent le coin du couloir.
Celui dans lequel ils s’engagèrent, long et rectiligne, menait d’après ce que suggérait l’affichage tête haute à une rampe de service donnant accès au centre de contrôle. Celui-ci paraissait désert, mais à un tiers de la distance les séparant de l’horizon courbe la moquette se mit à jaillir dans l’air par touffes. Un des garçons près de Miller poussa un grognement et s’effondra.
— Ils utilisent des balles à shrapnels déflagrants, expliqua aussitôt Johnson à leurs oreilles. Ils les font ricocher contre le mur courbe. Restez baissés et faites exactement ce que je vais vous dire.
Le calme dans la voix du colonel eut plus d’effet que ses cris précédents. Miller pensa l’avoir imaginé, mais il lui sembla aussi que son timbre avait gagné en profondeur. Le poids de la certitude. Le Boucher de la station Anderson pratiquant ce qu’il réussissait le mieux : guider ses troupes contre les tactiques et les stratégies qu’il avait aidé à créer quand il était dans le camp adverse.