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Une seconde vague de vaisseaux arriva, des transporteurs qui semblaient prêts à déverser leur air dans le vide si vous leur crachiez dessus, des spécialistes de la récupération qui entreprirent sans tarder le démantèlement du bouclier et de la superstructure de la station, tandis que d’autres rangeaient dans des caisses le précieux équipement et razziaient les pharmacies et les dépôts alimentaires. Quand la nouvelle de l’assaut atteindrait la Terre, son complexe secret serait réduit à l’état de squelette, et ses occupants cachés dans des prisons non répertoriées disséminées partout dans la Ceinture.

Protogène serait mis au courant plus vite, bien sûr. Ils possédaient des avant-postes beaucoup plus proches que ceux des planètes intérieures. Il existait un calcul pour définir le temps de réaction et le gain possible. Les mathématiques de la piraterie et de la guerre. Miller les connaissait, mais il ne s’en souciait pas outre mesure. Ces décisions revenaient à Fred Johnson et ses lieutenants. De son côté, il estimait avoir pris plus que sa part d’initiatives pour la journée.

Posthumain.

Ce mot apparaissait dans les médias tous les cinq ou six ans, et chaque fois il revêtait une signification différente. Une hormone permettant la repousse neurale ? Posthumaine. Des robots sexuels avec intelligence factice incorporée ? Posthumains. Du routage en réseau auto-optimisé ? Posthumain. C’était un mot issu du vocabulaire de la publicité, frappant et vide de sens, et il avait toujours pensé que les gens qui l’utilisaient étaient assez limités quand il s’agissait d’imaginer ce dont les humains étaient capables.

À présent, alors qu’il escortait une douzaine de prisonniers en uniforme de Protogène vers un transport prêt à les emmener vers une destination inconnue, le mot prenait une nouvelle signification.

Es-tu encore humain ?

Tout ce que posthumain désignait, littéralement, était votre état quand vous n’étiez plus humain. Protomolécule mise à part, Protogène mis à part, Dresden mis à part, avec ses rêves délirants de Gengis Khan mâtiné de Mengele, Miller se disait qu’il avait peut-être eu un coup d’avance dans le jeu tout du long. Peut-être qu’il était devenu posthumain des années plus tôt.

Le point d’équilibre entre minimum et maximum se produisit quarante heures plus tard. L’APE avait complètement dépouillé la station, et il était temps de s’éclipser avant que quelqu’un arrive avec des idées de vengeance. Miller s’installa dans un siège anti-crash. Son sang dansait à cause des amphétamines brûlées, et son esprit passait par des phases de psychose nées de la fatigue. La gravité due à la poussée fut comme un oreiller qu’on aurait appliqué sur son visage. Il se rendit vaguement compte de ses larmes. Ce qui ne signifiait rien du tout.

Dans la brume où il flottait, Dresden parlait de nouveau, déversant promesses et mensonges, demi-vérités et visions. Miller voyait les mots eux-mêmes sous la forme d’une fumée sombre s’agglomérant dans le filament noir qui s’écoulait de la protomolécule. Ses extensions se dirigeaient vers Holden, Amos, Naomi. Il essaya de trouver son arme, pour l’arrêter, pour faire ce qu’il était évident de faire. Son cri désespéré le réveilla, et il se souvint qu’il avait déjà gagné.

Julie était assise à côté de lui, et elle avait posé sur son front une main fraîche. Son sourire était doux, compréhensif. Clément.

Dors, dit-elle, et il sentit son esprit chuter dans des ténèbres profondes.

* * *

— , Pampaw, dit Diogo. Acima et out, sabez ?

C’était le dixième matin de Miller sur Tycho, et la septième fois qu’il dormait dans l’appartement grand comme un placard de l’adolescent. À la manière de parler qu’avait adoptée le garçon, il sut que ce serait la dernière fois qu’il était hébergé ici. Le poisson et le compagnonnage forcé commençaient à sentir mauvais, après trois jours. Il roula hors de l’étroite couchette, se passa la main dans les cheveux et hocha la tête. Diogo se déshabilla et se glissa dans le lit sans ajouter un mot. Il empestait l’alcool et la marijuana de synthèse bon marché.

Son terminal l’informa que la deuxième équipe avait terminé son service deux heures plus tôt, et que la troisième en était à la moitié de sa matinée. Il rassembla ses affaires, les fourra dans son sac, éteignit l’éclairage sur un Diogo qui ronflait déjà, et se rendit sans se presser aux douches publiques où il consacra quelques-uns de ses derniers billets à essayer de moins ressembler à un sans-abri.

La surprise agréable lors de son retour sur la station Tycho avait été l’augmentation d’argent sur son compte. L’APE, en la personne de Fred Johnson, l’avait rétribué pour le temps passé sur Thoth. Il n’avait rien demandé, et il envisagea même de rendre l’argent. S’il avait eu le choix, il l’aurait fait. Ne l’ayant pas, il s’était évertué à faire durer ces fonds aussi longtemps que possible, non sans savourer l’ironie de la situation. Finalement, lui et le capitaine Shaddid figuraient sur le même livre de comptes.

Pendant les premiers jours après son retour sur Tycho, il s’était attendu à voir l’attaque sur Thoth faire la une des infos. UNE FIRME TERRIENNE PERD UNE STATION DE RECHERCHES, RAZZIÉE PAR DES CEINTURIENS PRIS DE FOLIE, ou quelque chose d’approchant. Il aurait dû se dénicher un emploi ou un endroit pour dormir qui ne devait rien à la charité. Il en avait eu l’intention. Mais les heures paraissaient se dissoudre d’elles-mêmes tandis qu’il hantait les bars, à regarder les écrans pendant juste quelques minutes de plus.

La Flotte martienne avait été harcelée par une série d’attaques de la part des Ceinturiens. Une demi-tonne de roche en accélération supérieure avait obligé deux de leurs vaisseaux de guerre à se dérouter. Une baisse dans l’approvisionnement en eau venu des anneaux de Saturne était soit une opération illégale d’obstruction du travail, et en conséquence une trahison, soit l’effet naturel engendré par les besoins accrus en matière de sécurité. Deux sites miniers propriétés de la Terre avaient été attaqués, sans qu’on sache si c’était là l’œuvre de Mars ou celle de l’APE. Le bilan se chiffrait à quatre cents morts. Le blocus de Mars imposé par la Terre entrait dans son troisième mois. Une coalition de scientifiques et de spécialistes du terraformage clamaient que le processus en cascade était en danger, et que, même si le conflit se terminait dans un an ou deux, la perte dans les approvisionnements se traduirait par un retour en arrière de plusieurs générations en ce qui concernait le terraformage. Tout le monde accusait tout le monde pour ce qui s’était passé sur Éros. La station Thoth n’avait aucune existence.

Elle finirait par en avoir une, néanmoins.

Avec le gros de la Flotte martienne toujours stationné sur les planètes extérieures, le siège de la Terre était une opération fragile. Le temps commençait à faire défaut. Les Martiens avaient le choix entre un retour chez eux pour tenter d’affronter les vaisseaux de la Terre, qui étaient plus anciens, plus lents mais aussi plus nombreux que les leurs, et une attaque directe sur la planète adverse. La Terre demeurait la source d’un millier de choses qui ne pouvaient pousser nulle part ailleurs, mais si quelqu’un devenait un peu trop enthousiaste, sûr de lui ou désespéré, il n’en faudrait pas beaucoup pour que les rochers se mettent à pleuvoir dans les puits de gravité.