Tout cela n’était qu’une diversion.
Il y avait cette vieille blague, Miller ne se souvenait plus où il l’avait entendue. Une fille se trouve aux funérailles de son père, et elle y rencontre ce garçon réellement séduisant. Ils parlent, font leur petite affaire, mais il se carapate avant qu’elle ait pu lui soutirer ses coordonnées. La fille ne sait pas comment faire pour retrouver la trace du garçon.
Alors, une semaine plus tard, elle assassine sa mère.
Très amusant.
C’était la logique de Protogène, de Dresden, de Thoth. Voilà quel est le problème, se disaient-ils, et voilà quelle est la solution. Que cette dernière baigne dans le sang d’innocents était un détail aussi insignifiant que la police de caractères dans laquelle les rapports étaient rédigés. Ces gens s’étaient déconnectés de l’humanité. Éteints, les amas de cellules cérébrales qui rendaient sacrée la vie, en dehors de la leur. Ou lui donnaient de la valeur. Ou la rendaient digne d’être sauvée. Tout ce que cela leur avait coûté, c’était tout lien humain.
Curieux comme la chose lui paraissait familière.
Le type qui entra dans le bar et le salua d’un signe de tête était un des amis de Diogo. Une vingtaine d’années, peut-être un peu moins. Un vétéran de la station Thoth, tout comme Miller qui ne se souvenait plus de son nom mais se rappelait l’avoir vu assez souvent dans les parages pour savoir que son comportement était différent de celui qu’il avait d’habitude. Tendu. Miller appuya sur la touche “silence” de son terminal et s’approcha de lui.
— Salut, fit-il.
Le garçon releva vivement la tête. Son visage était crispé, mais il s’efforçait de le cacher derrière le masque de la décontraction. Ce n’était que le grand-père dont Diogo lui avait parlé. Celui qui avait tué le plus grand connard de tout l’univers, tous les combattants présents sur Thoth le savaient. Miller en tirait un certain prestige, et le garçon sourit et lui désigna le tabouret voisin du sien.
— On est bien lessivé, hein ? dit l’ex-inspecteur.
— Vous ne croyez pas si bien dire.
Le garçon avait un accent saccadé. C’était un Ceinturien, d’après sa taille, mais avec une certaine instruction. Un technicien, probablement. Il commanda une boisson, et se vit servir un verre empli d’un liquide clair d’une telle volatilité que Miller pouvait le voir s’évaporer. Le garçon le but d’un trait.
— Ça ne marche pas, dit Miller.
L’autre le regarda.
— On raconte que la boisson aide, mais c’est faux, expliqua-t-il.
— Non ?
— Non. Le sexe, parfois, si tu connais une fille avec qui tu pourras parler ensuite. Ou le tir sur cible. L’exercice physique, parfois. Mais l’alcool ne te fait pas te sentir mieux. Il t’aide seulement à ne pas trop t’en faire de ne pas te sentir bien.
L’autre rit et secoua la tête. Il était sur le point de se livrer, aussi Miller s’assit et laissa le calme ambiant faire le travail à sa place. Il supposait que le garçon avait tué quelqu’un, sans doute sur Thoth, et que ce souvenir le rongeait. Mais au lieu de lui raconter son histoire, le jeune homme lui prit son terminal, tapa quelques codes locaux et le lui rendit. Un menu impressionnant apparut sur l’écran : vidéo, audio, pression de l’air et contenu, radiologie. Il fallut à Miller une seconde pour comprendre ce qu’il voyait. Ils avaient réussi à craquer le cryptage des infos venues d’Éros.
Il contemplait la protomolécule en action. Il voyait le cadavre de Juliette Andromeda Mao en gros plan. Pendant un instant, l’image de la Julie de son imagination vacilla à côté de lui.
— Si vous vous demandez si vous avez fait ce qu’il fallait quand vous avez descendu ce type, regardez ça, dit le garçon.
Miller ouvrit une vidéo. Un long couloir, assez large pour que vingt personnes l’empruntent ensemble de front. Le revêtement de sol était humide et ondulait comme la surface d’un canal. Quelque chose de petite taille passa en roulant curieusement à travers cette bouillie. Quand Miller zooma dessus, il découvrit que c’était un torse humain – cage thoracique, colonne vertébrale, et à la traîne une longueur de ce qui avait été les intestins et qui était maintenant les longs filaments noirs de la protomolécule – le tout progressant sur le moignon d’un bras. Il n’y avait pas de tête. L’écran montrait que la vidéo était sonorisée, et Miller remit le son. Le babil suraigu et insensé qu’il entendit lui rappela celui d’enfants malades mentaux chantonnant pour eux-mêmes.
— Tout est comme ça, dit le garçon. Toute la station grouille de… de ces saloperies.
— Qu’est-ce qu’elles font ?
Le garçon frissonna.
— Elles construisent quelque chose. J’ai pensé que vous deviez voir ça.
— Ah ouais ? dit Miller sans pouvoir détacher les yeux de l’écran. Qu’est-ce que je t’ai fait pour mériter ça ?
L’autre éclata de rire.
— Tout le monde pense que vous êtes un héros, depuis que vous avez buté ce type, dit-il. Et tout le monde pense que nous devrions balancer tous les prisonniers faits sur cette station par un sas.
C’est certainement ce que nous devrions faire, oui, songea Miller, si nous ne réussissons pas à les faire redevenir humains. Il passa à une autre vidéo. Le niveau des casinos où lui et Holden s’étaient trouvés, ou bien une section très semblable. Un réseau en toile d’araignée composé de ce qui rappelait des os reliait le sol au plafond. Des choses noires évoquant des limaces d’un mètre de long se mouvaient en glissant dans la structure. Elles produisaient un son étouffé, comme ces enregistrements qu’il avait entendus du ressac sur une plage. Il changea encore de vidéo. Le spatioport, avec des coques de vaisseaux hermétiquement closes et incrustées d’énormes spirales de nautile qui lui semblèrent remuer quand il les regarda.
— Tout le monde pense que vous êtes un putain de héros, dit encore le jeune homme.
Cette fois, c’était un peu agaçant.
— Non, dit Miller. Juste un gars qui a été flic.
Pourquoi la participation à une fusillade, à un assaut dans une station ennemie regorgeant de gardes et de systèmes automatiques conçus pour vous tuer, paraissait moins aberrante que de parler aux gens qui partageaient votre quotidien pendant des semaines ?
Et pourtant…
C’était le troisième changement d’équipe, et le bar de la plate-forme d’observation était réglé pour imiter la nuit. L’air charriait une odeur de fumée qui n’était pas de la fumée réelle. Un piano et une basse se battaient paresseusement en duel pendant qu’une voix masculine se lamentait en arabe. L’éclairage tamisé au ras des tables parait d’ombres douces les visages et les corps, soulignait les jambes, les ventres et les poitrines des consommateurs. Les chantiers de l’autre côté des baies vitrées étaient le théâtre d’une activité jamais démentie. S’il se rapprochait, il pouvait distinguer le Rossinante qui se remettait toujours de ses blessures. La corvette n’avait pas péri, et elle s’en sortirait plus forte encore.
Amos et Naomi étaient attablés dans un coin. Pas trace d’Alex. Pas trace d’Holden. Cela rendait les choses plus faciles. Pas complètement faciles, mais plus accessibles. Il se dirigea vers eux. Naomi fut la première à le voir, et il lut la gêne sur son visage, expression dissimulée aussi vite qu’elle était apparue. Amos tourna la tête pour savoir ce qui avait provoqué cette réaction, et les coins de sa bouche et de ses yeux ne s’incurvèrent pas plus dans un sourire que dans une moue désapprobatrice. Miller se gratta le bras, alors même qu’il n’éprouvait aucune démangeaison.