— J’apprécie tout ce que tu peux faire, répondit-il avant de désigner le lit. Ça ne te dérange pas si je…
— Mi cama es su cama, répondit l’adolescent.
Il s’étendit sur la couchette.
Diogo passa dans la petite cabine de douche, et le son de l’eau sur son corps effaça celui du recycleur d’air. Même à bord d’un vaisseau, Miller n’avait pas vécu dans des conditions physiques aussi intimes avec quelqu’un depuis son mariage. Pour autant, il ne serait pas allé jusqu’à qualifier le garçon d’ami.
Les occasions étaient plus rares sur Tycho qu’il ne l’avait espéré, et il n’avait pas beaucoup de références. Les quelques personnes qui le connaissaient étaient peu susceptibles de parler en sa faveur. Mais il finirait bien par dénicher quelque chose, sûrement. Tout ce dont il avait besoin, c’était d’une chance de se refaire, de recommencer à zéro et de devenir quelqu’un de différent de la personne qu’il avait été.
En admettant, bien sûr, que la Terre ou Mars – selon la planète qui sortirait vainqueur de la guerre – ne décide pas d’effacer de l’univers l’APE et toutes les stations qui lui étaient restées loyales. Et aussi que la protomolécule ne s’échappe pas d’Éros pour aller massacrer une planète. Ou une station. Ou lui. Un instant il éprouva un frisson glacé à l’idée qu’il y avait toujours un échantillon de la chose à bord du Rossinante. Si quelque chose arrivait à cette saloperie, Holden et Naomi, Alex et Amos risquaient fort de rejoindre Julie bien avant que ce soit son tour, à lui.
Il essaya de se convaincre que ce n’était plus son problème. Ce qui ne l’empêcha pas d’espérer que tout irait bien pour eux. Il souhaitait qu’ils s’en sortent, même si ce ne devait pas être le cas pour lui.
— Oï, Pampaw, dit Diogo quand la porte donnant sur le couloir s’ouvrit. Tu as entendu, Éros s’est mis à parler ?
Il se redressa sur un coude.
— Sí, continua le garçon, cette merde, je ne sais pas ce que c’est, mais elle s’est mise à émettre. Il y a même des mots, et toute cette merde. J’ai un enregistrement. Tu veux l’écouter ?
Non, se dit-il. Non, j’ai vu ces couloirs. Ce qui est arrivé à ces gens a bien failli m’arriver. Je ne veux plus avoir rien à faire avec cette abomination.
— Bien sûr, répondit-il.
Diogo prit son propre terminal et le régla. Celui de Miller tinta pour l’avertir qu’il avait reçu le document.
— Chicá perdidá aux ops a mélangé une partie de ça avec de la bhangra, dit l’adolescent en esquissant un mouvement de danse avec ses hanches. C’est hard, hein ?
Lui et les autres irréguliers de l’APE s’étaient introduits dans une station de recherche de grande valeur, ils avaient affronté une des firmes les plus puissantes et les plus malfaisantes dans l’histoire du pouvoir et de la malfaisance. Et à présent ils composaient de la musique à partir des cris des mourants. Des morts. Ils dansaient sur elle dans les clubs bas de gamme. À quoi ça ressemble quand on est jeune et insensible, aujourd’hui ? se demanda Miller.
Mais non. Ce n’était pas juste. Diogo était un bon garçon. Naïf, tout simplement. L’univers pouvait changer cela pour lui, avec le temps.
— Hard, oui, dit Miller.
Et il sourit.
L’enregistrement était prêt. Il éteignit les lumières et laissa le lit étroit le soutenir dans la pression qu’engendrait la rotation. Il ne voulait pas écouter. Il ne voulait pas savoir. Mais il le fallait.
Tout d’abord, il n’y eut presque rien, des couinements électriques et un déluge sauvage de parasites. Et puis, quelque part à l’arrière-plan, de la musique. Des altos qui ressassaient en chœur un crescendo long et distant. Enfin, aussi claire que si quelqu’un parlait à un micro, une voix.
— Des lapins et des hamsters. Déstabilisant écologiquement, et ronds et bleus comme des rayons de lune. Août.
Ce n’était pas une personne réelle, la chose était quasiment certaine. Les systèmes informatiques sur Éros étaient capables de générer à la perfection n’importe quel dialecte et n’importe quel timbre de voix. Celles d’hommes, de femmes, d’enfants. Et combien de millions d’heures de données contenaient les ordinateurs et les centres de stockage à travers toute la station ?
Une autre pulsation électronique irrégulière, comme des pinsons enregistrés en boucle. Une autre voix – féminine et douce, cette fois – avec un vrombissement en fond sonore.
— Le patient se plaint d’accélérations cardiaques et de sueurs nocturnes abondantes. Début des symptômes signalé trois mois plus tôt, mais avec des antécédents de…
La voix décrut, se dilua dans le vrombissement qui augmentait en puissance. Comme un vieil homme avec des trous de gruyère dans le cerveau, le système complexe qu’avait été Éros se mourait, changeait, perdait l’esprit. Et parce que Protogène avait tout branché sur la sonorisation, Miller pouvait écouter la station qui agonisait.
— Je ne lui ai pas dit, je ne lui ai pas dit, je ne lui ai pas dit. Le lever du soleil. Je n’ai jamais vu le soleil se lever.
Miller ferma les yeux et se laissa glisser dans le sommeil, accompagné par la sérénade d’Éros. Et alors que sa conscience faiblissait, il imagina un corps étendu dans le lit à côté de lui, un corps tiède et bien vivant, animé d’une respiration lente qui suivait les ondulations des parasites.
Le directeur était un homme mince, pour ne pas dire malingre, avec les cheveux relevés haut sur le front, comme une vague qui ne retomberait jamais. Le bureau resserrait ses murs autour d’eux, bourdonnant aux moments les plus inattendus quand l’infrastructure – pour la distribution de l’eau, l’air, l’énergie – de Tycho affectait l’endroit. Une entreprise coincée entre les conduites et les tuyaux, dans l’improvisation née du manque d’argent. Le fond du fond.
— Je suis désolé, dit le patron.
Miller sentit sa gorge se serrer. De toutes les humiliations que l’univers tenait en réserve pour lui, il n’avait pas imaginé celle-ci. Il en conçut de la colère.
— Vous pensez que je ne ferai pas l’affaire ? demanda-t-il en prenant soin de conserver un ton mesuré.
— Ce n’est pas ça, affirma le gringalet. C’est… Écoutez, entre nous soit dit, ce que nous recherchons, c’est un type pas spécialement futé, vous me comprenez ? Le fils demeuré du frère de quelqu’un pourrait surveiller cet entrepôt. Et vous, vous avez toute cette expérience. À quoi ça nous servirait, quelqu’un qui connaît les protocoles de contrôle en cas d’émeute ? Ou les procédures d’enquête ? Enfin, vous comprenez, quoi. Pour ce boulot, on ne vous fournit même pas d’arme.
— Ça ne me dérange pas, répondit Miller. J’ai besoin d’un travail.
Gringalet réprima un soupir et eut ce haussement d’épaules caractéristique des Ceinturiens.
— Vous avez besoin d’autre chose que ça, dit-il.
Miller fit de son mieux pour ne pas céder à l’hilarité, de crainte qu’elle ressemble à l’expression du désespoir. Il regarda fixement le revêtement en plastique sur le mur derrière le patron jusqu’à ce que celui-ci commence à se sentir mal à l’aise. C’était un piège. Il avait trop d’expérience pour recommencer à zéro. Il en savait trop, et en conséquence il lui impossible de revenir en arrière et de prendre un nouveau départ.
— Très bien, dit-il enfin.
De l’autre côté du bureau, Gringalet souffla et eut la politesse de paraître embarrassé par la situation.
— Je peux vous poser une question ? dit-il. Pourquoi avez-vous quitté votre ancien boulot ?