— Cérès a changé de mains, répondit Miller qui remit son chapeau sur sa tête. Je n’ai pas fait partie de la nouvelle équipe. C’est tout.
— Cérès ?
Gringalet semblait perplexe, ce qui par ricochet éveilla la perplexité de Miller. Il baissa les yeux sur son terminal. L’écran affichait son historique professionnel exactement tel qu’il l’avait présenté. L’autre ne pouvait pas ne pas avoir vu.
— C’est là que j’étais en poste.
— Pour votre travail avec la police. Mais je parlais de votre dernier boulot. Enfin, j’ai vu pas mal de choses, je comprends que vous ne mentionniez pas votre travail pour l’APE, mais vous devez bien vous le dire, tout le monde sait que vous avez fait partie de cette histoire… vous savez, avec la station. Et tout le reste.
— Vous pensez que j’ai travaillé pour le compte de l’APE, dit Miller.
Interloqué, Gringalet cligna plusieurs fois des paupières.
— Vous l’avez fait, dit-il.
Ce qui, après tout, était vrai.
Rien n’avait changé dans le bureau de Fred Johnson, et tout avait changé. Le mobilier, l’odeur planant dans l’air, l’impression d’un endroit entre une salle de conférence et un centre de commande et de contrôle. Le vaisseau géant de l’autre côté de la baie vitrée était sans doute plus proche de son achèvement d’un demi pour cent, mais ce n’était pas cela. Les enjeux de la partie avaient changé, et ce qui avait été une guerre était devenu tout autre chose. Quelque chose de plus important. Quelque chose qui brillait dans les yeux de Fred et qui crispait ses épaules.
— Les talents d’un homme tel que vous nous seraient utiles, approuva Fred. C’est toujours sur les détails qu’on bute. Comment fouiller correctement un suspect, ce genre de choses. Les gars de la sécurité de Tycho se débrouillent bien, mais une fois que nous sommes hors de la station et que nous introduisons dans un autre domaine, ils ne sont plus aussi efficaces.
— C’est quelque chose que vous avez l’intention de faire plus souvent ? dit Miller, en s’efforçant de faire sonner l’interrogation comme une plaisanterie nonchalante.
Johnson ne répondit pas. Un instant, Julie se tint à côté du colonel. Miller vit leur reflet dans les écrans l’homme pensif, le fantôme amusé. Peut-être avait-il mal compris dès le départ, et peut-être que la ligne de partage entre la Ceinture et les planètes intérieures ne dépendait pas uniquement de la politique et de la gestion des ressources. Il le savait aussi bien que n’importe qui, la Ceinture offrait une vie plus rude, plus dangereuse que celle proposée par Mars ou la Terre. Et pourtant elle incitait tous ces gens – parmi les meilleurs – à quitter les puits de gravité de l’humanité pour se projeter dans les ténèbres.
L’envie d’explorer, d’étendre ses connaissances, de quitter son foyer. D’aller aussi loin qu’il était possible dans l’univers. Et maintenant Protogène et Éros offraient l’occasion de devenir des dieux, de remodeler les humains pour en faire des êtres capables de dépasser les espoirs et les rêves simplement humains. Miller comprenait qu’il soit aussi difficile pour des individus de la trempe de Fred de renoncer à cette tentation.
— Vous avez tué Dresden, dit Johnson. C’est un problème.
— Il fallait que ça arrive.
— Je n’en suis pas si sûr.
Mais il avait parlé d’un ton prudent. Pour le tester. Miller eut un sourire un peu triste.
— C’est pourquoi il fallait que ça arrive.
Le petit rire toussotant du colonel indiqua à Miller que Johnson le comprenait. Quand il se retourna pour lui faire face de nouveau, Fred posa sur lui un regard calme.
— Quand on sera à la table des négociations, quelqu’un devra répondre de cet acte. Vous avez tué un homme sans défense.
— C’est exact, reconnut Miller.
— Le moment venu, je vous livrerai aux loups pour montrer ma bonne volonté. Je ne vous protégerai pas.
— Je ne vous aurais pas demandé de me protéger.
— Même si ça signifie être un ex-flic de la Ceinture enfermé dans une prison de la Terre ?
La sanction évoquée était un euphémisme, et ils le savaient tous deux. Ta place est auprès de moi, avait dit Julie. Et donc quelle importance avait vraiment la façon dont il la rejoindrait ?
— Je n’ai aucun regret, dit-il, et une demi-respiration plus tard il eut le choc de découvrir que c’était presque vrai. S’il y a un juge qui veut me poser des questions, j’y répondrai. Ici, je cherche un boulot, pas une protection.
Au fond de son fauteuil, Johnson avait les yeux plissés par la réflexion. Miller se pencha en avant.
— Vous me mettez dans une position difficile, déclara le colonel. Tout ce que vous dites est juste. Mais j’ai du mal à croire que vous iriez jusqu’au bout de votre raisonnement. Si je vous gardais parmi nos effectifs, ce serait risqué. Ça pourrait saper ma position lors des négociations de paix.
— C’est un risque, convint Miller. Mais j’ai été sur Éros, et sur la station Thoth. J’ai volé à bord du Rossinante en compagnie d’Holden et de son équipage. Quand on en vient à l’analyse de la protomolécule et à la façon dont nous nous sommes retrouvés embringués dans ce bordel, il n’y a personne en meilleure position pour vous donner des informations. Vous pouvez arguer que j’en savais trop. Que j’avais trop de valeur pour que vous me laissiez partir.
— Ou que vous étiez trop dangereux.
— Bien sûr. Ou que j’étais trop dangereux.
Ils restèrent silencieux un moment. Sur le Nauvoo, un alignement de lumières brilla dans les tons verts et dorés, sans doute pour un test, puis s’éteignit.
— Consultant à la sécurité, lâcha Fred. Indépendant. Je ne vous donnerai aucun grade.
Je suis trop mouillé pour eux, songea Miller avec une pointe d’amusement.
— Si ça va de pair avec une couchette à moi, j’accepte.
C’était uniquement en attendant la fin de la guerre. Ensuite, il ne serait plus que de la viande bonne à broyer pour la machine. Mais cela lui convenait. Fred se renversa dans son fauteuil. Le siège émit un sifflement discret quand le dossier s’inclina un peu en arrière.
— D’accord, dit-il. Voici votre premier boulot. Donnez-moi votre analyse de la situation : quel est mon plus gros problème ?
— Le confinement des informations.
— Vous pensez que je ne peux pas empêcher qu’on sache, pour la station Thoth et la protomolécule ?
— Bien sûr que vous ne pouvez pas l’empêcher. En premier lieu, trop de gens sont déjà au courant. Et puis, l’une de ces personnes s’appelle Holden, et s’il n’a pas déjà diffusé la nouvelle sur toutes les fréquences disponibles, il le fera bientôt. Par ailleurs, vous ne pouvez pas conclure un traité de paix sans expliquer ce qui se passe. Tôt ou tard, il faudra que ça sorte.
— Et quel conseil donneriez-vous ?
Pendant une poignée de secondes Miller replongea dans l’obscurité, quand il écoutait les propos sans suite émanant de la station à l’agonie. Les voix des mourants qui l’apostrophaient par-delà le vide.
— Défendez Éros, dit-il. Tous les partis en présence vont vouloir des échantillons de la protomolécule. La seule manière de vous préserver un siège à la table des négociations, c’est d’interdire tout accès à la station.
Fred sourit.
— L’idée est bonne, admit-il. Mais comment proposez-vous d’interdire l’accès à une structure aussi vaste que la station Éros si la Terre et Mars font venir leurs flottes ?
Il n’avait pas tort. Miller eut un pincement au cœur. Même si Julie Mao – sa Julie – était morte, il eut l’impression de la trahir quand il répondit :