Naomi reposa sa tasse vide et effleura d’un doigt la bosse pas encore résorbée sur le nez cassé du Terrien.
— C’est très moche ? demanda-t-il.
— Non, tu étais trop parfait, avant. Ça te rend plus réel.
Il rit.
— On dirait un mot que tu emploierais pour décrire un gros homme ou un professeur d’histoire.
Elle sourit et de la pointe des doigts toucha légèrement sa poitrine. Le geste n’était pas une tentative pour l’exciter, juste l’exploration qui venait quand la satiété avait gommé le sexe de l’équation. Holden essaya de se rappeler la dernière fois que la réalité de la situation après un rapport sexuel avait été aussi agréable, mais peut-être qu’il n’avait jamais connu une telle sensation. Il pensait sérieusement à passer le restant de la journée au lit avec elle, et établissait une liste mentale des restaurants de la station livrant à domicile quand son terminal se mit à tinter sur la table de chevet.
— Ah, merde, grogna-t-il.
— Tu n’es pas obligé de répondre, fit Naomi qui dirigeait maintenant son exploration tactile vers le ventre du Terrien.
— Tu as remarqué ce qui se passait ces derniers mois, pas vrai ? répondit-il. À moins que ce soit une erreur, c’est sûrement l’annonce d’un truc du genre fin du système solaire, et nous allons avoir cinq minutes pour évacuer la station.
Elle fit courir ses lèvres sur son flanc, ce qui le chatouilla et le poussa à mettre en doute ses certitudes quant à sa satisfaction sexuelle.
— Ce n’est pas amusant, dit-elle.
Il soupira et prit le terminal. Le nom de Johnson s’affichait sur l’écran. La sonnerie se fit entendre de nouveau.
— C’est Fred, annonça-t-il.
Elle cessa ses baisers et se remit en position assise.
— Alors c’est probablement une mauvaise nouvelle.
Il toucha l’écran pour accepter l’appel.
— Fred ?
— Jim. Venez me voir dès que vous le pourrez. C’est important.
— Entendu. Je serai là dans une demi-heure.
Il coupa la communication et lança son terminal à travers la pièce. L’appareil atterrit sur le tas de vêtements qu’il avait laissé au pied du lit.
— Je prends une douche et je vais voir ce qu’il me veut, dit-il en repoussant les draps pour se lever.
— Je devrais venir, moi aussi ? demanda Naomi.
— Tu plaisantes ? Il n’est plus question que tu sois hors de ma vue.
— N’essaie pas de me donner la chair de poule, répliqua-t-elle, mais en souriant.
À leur arrivée, la première surprise déplaisante fut de voir Miller assis dans le bureau de Johnson. Holden le salua d’un signe à peine ébauché et s’adressa aussitôt à Fred :
— Nous voilà. Que se passe-t-il ?
D’un geste, le colonel les invita à s’asseoir, ce qu’ils firent.
— Nous avons discuté de ce qu’il convenait de faire, pour Éros, dit-il.
— Bon, et alors ? fit Holden.
— Miller pense que quelqu’un va tenter de se poser là-bas et de récupérer des échantillons de la protomolécule.
— J’imagine sans difficulté que certaines personnes soient assez stupides pour le faire, approuva le Terrien.
Johnson se leva de son fauteuil et appuya sur une touche de son bureau. Les écrans qui en temps normal relayaient une vue de la construction du Nauvoo à l’extérieur affichèrent une carte en deux dimensions du système solaire. Des points lumineux minuscules de différentes couleurs marquaient la position des unités des diverses flottes. Une nuée verte entourait Mars. Holden en déduisit que les points de cette couleur représentaient les vaisseaux terriens. Les rouges et les jaunes étaient présents en grand nombre dans la Ceinture et près des planètes extérieures. Les rouges étaient très certainement les Martiens, donc.
— Jolie carte, dit-il. Elle est exacte ?
— Raisonnablement.
Il pianota sur son bureau et l’écran zooma sur une portion de la Ceinture. Un astéroïde en forme de pomme de terre et avec la mention ÉROS occupait le centre. Deux petits points verts distants de plusieurs mètres sur la représentation se dirigeaient vers lui.
— C’est le vaisseau scientifique terrien Charles Lyell qui fait route vers Éros à vitesse maximale. Il est accompagné de ce que nous pensons être une unité d’escorte de classe Fantôme.
— Le cousin du Rossi dans la Flotte terrienne, dit Holden.
— En fait les unités de classe Fantôme sont plus anciennes, et généralement reléguées à des missions d’échelon inférieur, mais elles demeurent des adversaires redoutables pour n’importe quel appareil que l’APE pourrait envoyer sur zone, corrigea Johnson.
— Mais c’est exactement le genre de vaisseau qui escorte les expéditions scientifiques, remarqua Holden. Comment ont-ils fait pour arriver là aussi vite ? Et pourquoi ne sont-ils que deux ?
Fred rebascula la carte sur une vue globale du système solaire.
— Un coup de chance pour eux. Le Lyell revenait sur Terre après avoir cartographié un astéroïde n’appartenant pas à la Ceinture quand il a infléchi sa course en direction d’Éros. Il en était plus proche que n’importe quelle autre unité. La Terre a dû y voir une occasion en or de s’approprier des échantillons pendant que tout le monde en est encore à se demander quoi faire.
Holden regarda Naomi, mais elle demeurait impassible. Miller le dévisageait comme un entomologiste qui cherche à déterminer avec précision où l’épingle a été plantée.
— Donc ils sont au courant ? dit le Terrien. Pour Protogène et Éros ?
— C’est ce que nous pensons, répondit Johnson.
— Vous voulez que nous les chassions ? À mon avis, c’est faisable, mais ça ne marchera que le temps nécessaire à la Terre pour dérouter quelques vaisseaux de plus et les envoyer en soutien au Lyell. Nous ne pourrons pas gagner beaucoup de temps.
Fred sourit.
— Nous n’avons pas besoin de beaucoup de temps, dit-il. Nous avons un plan.
Holden attendait d’en savoir plus, mais le colonel et se cala au fond de son siège sans rien ajouter. Miller se leva et changea la vue de l’écran pour un plan rapproché de la surface d’Éros.
Et maintenant nous allons savoir pourquoi Fred garde ce chacal auprès de lui, pensa le Terrien.
L’ex-inspecteur pointa le doigt sur la station.
— Éros est une installation qui date. Avec beaucoup de systèmes redondants, et de trous dans sa peau, surtout de petits sas de maintenance, expliqua-t-il. Les quais principaux sont regroupés en cinq endroits autour de la structure. Nous envisageons d’envoyer cinq transports de ravitaillement sur Éros, avec le Rossinante. Le Rossi empêchera le vaisseau scientifique de se poser, et les transports s’arrimeront à la station, chacun à un complexe d’accostage.
— Vous voulez envoyer des gens à l’intérieur ? dit Holden.
— Pas à l’intérieur, uniquement en surface. Bref. Le sixième transport évacue les équipages des cinq autres une fois ceux-ci en position. Chaque vaisseau abandonné sera équipé de deux douzaines d’ogives nucléaires à rendement élevé reliées aux détecteurs de proximité de chaque transport. Toute tentative de débarquement entraînera une explosion nucléaire de quelques centaines de mégatonnes. Ça devrait suffire à détruire un vaisseau en approche, et même si ce n’est pas le cas les installations seront trop endommagées pour qu’on puisse y débarquer.
Naomi se racla la gorge.