— Euh… Les Nations unies et Mars ont des équipes de déminage. Elles trouveront un moyen de désamorcer vos pièges.
— Oui, si elles ont assez de temps pour ça, approuva Johnson.
Miller continua sa démonstration comme s’il n’avait pas été interrompu :
— Les bombes ne sont que la seconde ligne de dissuasion. D’abord le Rossinante, ensuite les ogives. Nous faisons en sorte de donner aux hommes de Fred le temps nécessaire pour préparer le Nauvoo.
— Le Nauvoo ? répéta Holden.
Une seconde plus tard, Naomi laissa échapper un sifflement bas. Miller la regarda et hocha la tête presque comme s’il acceptait des applaudissements.
— Le lancement du Nauvoo sur une longue course parabolique pendant laquelle il prendra de la vitesse. Il percutera Éros selon une vélocité et un angle calculés pour propulser l’astéroïde vers le soleil. L’impact déclenchera également la mise à feu des ogives. Entre l’énergie de l’impact et celle développée par les charges nucléaires, nous pensons que la surface d’Éros deviendra assez brûlante et radioactive pour griller tout ce qui tenterait de s’y poser, jusqu’à ce que ce soit trop tard.
Miller se rassit et guetta la réaction des autres.
— C’était votre idée ? lui demanda Holden.
— La partie concernant le Nauvoo. Mais nous n’étions pas au courant pour le Lyell quand nous avons commencé à en parler. L’idée de piéger les points d’accès est plus improvisée. Mais je pense que ça marchera. Ça nous permettra de gagner assez de temps.
— Je suis d’accord, dit Holden. Il faut que nous fassions tout pour qu’Éros reste hors de portée de tout le monde, et je ne vois pas de meilleure solution pour s’en assurer. Nous sommes de la partie. Nous chasserons le vaisseau scientifique pendant que vous accomplirez votre part du plan.
Son fauteuil émit un petit craquement quand Fred se pencha en avant et dit :
— Je savais que vous en seriez. Miller était plus sceptique.
— Envoyer un million de personnes dans le soleil m’a semblé être le genre d’initiative qui risquait de vous faire renâcler, expliqua l’ex-inspecteur avec une grimace dénuée de tout humour.
— Il n’y a déjà plus rien d’humain sur cette station. Et vous, vous ferez quoi, dans tout ça ? Vous jouerez au stratège du fond de votre fauteuil ?
La remarque était plus agressive qu’il ne l’aurait voulu, mais Miller ne parut pas s’en offenser.
— Je vais coordonner les forces de sécurité.
— La sécurité ? Pourquoi auront-ils besoin de la sécurité ?
Miller sourit, comme il aurait souri en entendant une bonne blague lors de funérailles.
— Au cas où quelque chose se glisserait hors d’un sas, et voudrait jouer au passager clandestin.
Holden grimaça.
— Je n’aime pas l’idée que ces choses puissent se déplacer dans le vide. Non, je n’aime pas du tout cette idée.
— Une fois que nous aurons amené la température de surface d’Éros à un gentil dix mille degrés, je pense que ça n’aura pas trop d’importance, répliqua Miller. Mais jusque-là, autant prendre toutes les précautions possibles.
Le capitaine aurait souhaité partager son assurance.
— Quelles sont les probabilités que l’impact et les explosions aient pour résultat de pulvériser Éros en un millions de morceaux qui se disperseraient dans tout le système solaire ? demanda Naomi.
— Fred a chargé ses meilleurs experts de tout calculer jusqu’à la dernière décimale pour être certain que ça n’arrivera pas, répondit Miller. Tycho a aidé à construire la station. Ils ont tous les plans.
— Et maintenant, voyons le dernier point, dit Johnson.
Holden attendit la suite.
— Vous détenez toujours la protomolécule, n’est-ce pas ? dit Fred.
Holden hocha la tête.
— Et alors ?
— Alors, la dernière fois que nous vous avons envoyé en mission, votre vaisseau était presque une épave. Quand Éros aura reçu son traitement atomique, ce sera le seul échantillon confirmé, en dehors de ce qui se trouve peut-être toujours sur Phœbé. Je ne vois aucune raison de vous laisser le conserver. Je veux qu’il reste ici, sur Tycho, quand vous partirez.
Holden se leva.
— Non, Fred. Je vous aime bien, mais il n’est pas question que je confie cette saloperie à quelqu’un qui pourrait la voir comme un objet de marchandage.
— Je ne pense pas que vous ayez beaucoup de…, commença Johnson.
Holden leva une main pour l’interrompre, et pendant que l’autre le dévisageait avec surprise, il saisit son terminal et le régla sur le canal de l’équipage.
— Alex, Amos, un de vous est à bord ?
— Moi, répondit la voix du mécanicien une seconde plus tard. Je termine quelques…
— Verrouillez le vaisseau, lui ordonna Holden. Immédiatement. Verrouillez-le hermétiquement. Si je ne vous recontacte pas d’ici une heure, ou si quelqu’un d’autre que moi tente d’embarquer, filez de Tycho à puissance maximale. Je vous laisse le choix de votre destination. Utilisez l’armement pour passer s’il le faut. C’est bien compris ?
— Cinq sur cinq, chef, dit Amos.
Il aurait répondu sur le même ton si le capitaine lui avait demandé de lui apporter une tasse de café.
Johnson le regardait toujours avec incrédulité.
— N’insistez pas, Fred, lui dit Holden.
— Si vous pensez être en position de me menacer, vous faites erreur, déclara le colonel d’une voix désincarnée parfaitement effrayante.
Miller éclata de rire.
— Quelque chose de drôle ? siffla Johnson.
— Ce n’était pas une menace.
— Ah non ? Et comment définiriez-vous ce qui vient d’être dit ?
— J’appellerais ça un rapport très précis de l’état du monde, dit Miller qui s’étira paresseusement. Si c’était Alex qui se trouvait à bord, il pourrait penser que le capitaine essaie d’intimider quelqu’un, et qu’il changera peut-être d’avis à la dernière minute. Mais Amos ? Amos n’hésitera pas à se frayer un passage à coups de torpilles, même s’il risque sa peau et le vaisseau.
Fred eut un rictus mauvais, et Miller secoua la tête :
— Non, ce n’est pas du bluff. Ne tentez pas le diable.
Les yeux du colonel s’étrécirent, et Holden se demanda s’il n’avait pas fini par aller trop loin avec cet homme. Il ne serait certainement pas la première personne dont Fred Johnson aurait ordonné l’exécution par balle. Et il avait Miller planté juste à côté. Ce déséquilibré d’ex-flic le descendrait sûrement si quelqu’un laissait entendre que c’était une bonne idée. La seule présence de Miller ébranla la confiance qu’Holden avait placée en Johnson.
Ce qui ne fit qu’accroître sa surprise quand Miller lui sauva la mise :
— Écoutez, le fait est qu’Holden est la personne la plus capable pour trimballer cette saloperie jusqu’à ce que vous ayez décidé quoi en faire.
— Soyez plus convaincant, dit Johnson d’une voix enrouée par la colère.
— Quand Éros se sera volatilisé, lui et le Rossi vont avoir chaud aux miches. Quelqu’un pourrait lui en vouloir assez pour lui balancer un missile nucléaire, juste par principe.
— Et en quoi cette éventualité fait que l’échantillon est plus en sécurité avec lui ? contra Johnson, mais Holden avait compris la position de Miller.
— Les gens intéressés seront peut-être moins enclins à m’atomiser si je leur fais savoir que je détiens l’échantillon et toutes les notes de Protogène, dit-il.
— Ce n’est pas pour autant que l’échantillon sera plus en sécurité, enchaîna Miller, mais ça accroît les chances de réussite de la mission. Et c’est ça qui importe, non ? Et puis, ce type est un idéaliste. Offrez-lui son poids en or et il se vexera parce que vous aurez essayé de l’acheter.