Naomi ne put retenir un rire. Miller lui glissa un regard rapide, un petit sourire au coin des lèvres, puis il se tourna de nouveau vers Fred.
— Vous êtes en train de m’expliquer qu’on peut lui faire confiance, et pas à moi ? dit le colonel.
— Je pensais plutôt à l’équipage, éluda Miller. Celui d’Holden est réduit, et ils lui obéissent au doigt et à l’œil. Ils pensent qu’il est droit, alors ils se mettent au diapason.
— Mes hommes me suivent, dit Johnson.
Le sourire de Miller était aussi las qu’inébranlable.
— Il y a beaucoup de gens dans l’APE…
— Les enjeux sont trop énormes, dit Fred.
— Votre position sociale n’est pas idéale pour jouer au coffre-fort, répliqua Miller. Je ne prétends pas que c’est un plan génial. Seulement que vous n’en trouverez pas de meilleur.
Les yeux du colonel n’étaient plus que deux fentes où brillaient à parts égales l’éclat de la rage et celui de la frustration. Sa mâchoire remua un moment avant qu’il parle.
— Capitaine ? Je suis très déçu de votre manque de confiance envers moi, après tout ce que j’ai fait pour vous et les vôtres.
— Si l’espèce humaine existe encore dans un mois, je vous présenterai mes excuses, promit le Terrien.
— Partez d’Éros avec votre équipage, avant que je change d’avis.
Holden se leva, inclina la tête à l’attention du militaire, et sortit avec Naomi.
— La vache, on n’est pas passés loin, lui dit-elle dans un souffle.
Il attendit qu’ils aient quitté la pièce pour répondre :
— Je pense que Fred était à deux doigts de me faire descendre par Miller.
— Miller est de notre côté. Tu ne l’as pas encore compris ?
46
Miller
Quand il avait pris le parti d’Holden contre son nouveau patron, Miller avait su qu’il y aurait des conséquences. Au départ, sa position face à Johnson et l’APE était déjà fragile, et souligner que le Terrien et son équipage étaient non seulement plus dévoués mais aussi plus fiables que les hommes du colonel n’était pas le genre de chose à faire lorsqu’on venait de prêter allégeance. Que ce soit la vérité avait pour seul effet d’aggraver la situation.
Il s’était préparé à une forme de vengeance. Il aurait été naïf de ne pas l’anticiper.
Levez-vous, ô hommes de Dieu, en une seule foule unie, chantaient les résistants. Faites qu’advienne le jour de la fra-ter-ni-té, et que se dissipent les ténèbres de l’erreur…
Miller ôta son feutre et passa la main dans ses cheveux de plus en plus rares. Ce ne serait pas une bonne journée.
L’intérieur du Nauvoo montrait un état de finition plus modulé et en évolution que le suggérait sa coque extérieure. Avec ses deux kilomètres de long, ses concepteurs avaient voulu en faire plus qu’un vaisseau, aussi gigantesque soit-il. Les grands niveaux s’empilaient les uns sur les autres. Les poutres en alliage se mêlaient de façon organique à ce qui aurait été des prairies pastorales. La structure faisait écho aux cathédrales majestueuses de la Terre et de Mars et s’élevait dans les airs pour affirmer à la fois la gloire de Dieu et la stabilité de la poussée gravitationnelle. Ce n’étaient encore qu’un squelette de métal et un substrat agricole en cours d’élaboration, mais Miller voyait très bien le but visé.
Un vaisseau générationnel représentait l’affirmation d’une ambition et d’une foi intenses. Les Mormons en avaient été conscients. Ils avaient soutenu de tout cœur ce projet. Ils avaient construit un navire qui était autant une prière qu’une preuve de piété et une célébration. Le Nauvoo serait le plus grand temple que le genre humain ait jamais érigé. Il conduirait son équipage à travers les gouffres infranchissables de l’espace interstellaire et constituerait pour l’humanité le meilleur espoir d’accéder aux étoiles.
Du moins il en aurait été ainsi, sans lui.
— Tu veux qu’on les asperge de lacrymo, Pampaw ? demanda Diogo.
Miller observait les contestataires. À vue de nez, ils étaient deux cents à former une longue chaîne humaine qui bloquait les voies d’accès et les canaux techniques. Monte-charges et grues étaient immobilisés, leurs panneaux de contrôle éteints, leurs batteries court-circuitées.
— Ouais, on devrait sûrement faire ça, soupira Miller.
L’équipe de la sécurité – son équipe – comptait moins de trois douzaines d’éléments. Des hommes et des femmes plus unis par le brassard que l’APE leur avait distribué que par leur entraînement, leur expérience, leur loyauté ou leurs opinions politiques. Si les Mormons avaient choisi la violence, cette affaire aurait tourné au bain de sang. S’ils avaient revêtu des combinaisons pressurisées, l’affrontement aurait pu durer des heures, voire des jours. Mais Diogo donna le signal, et trois minutes plus tard quatre petites comètes décrivirent un arc de cercle dans l’espace à gravité nulle, en laissant derrière elles un sillage de NNLP-alpha et de tétrahydrocannabinol.
C’était la méthode de contrôle d’une émeute la plus douce et la plus gentille de leur arsenal. Les protestataires aux poumons fragiles pouvaient certes avoir quelques problèmes, mais dans la demi-heure suivante tous seraient libérés dans un état proche de la stupeur, et planant aussi haut qu’un cerf-volant. Le NNLPa et le THC formaient une combinaison que Miller n’avait jamais utilisée sur Cérès. S’ils avaient voulu en constituer une réserve, nul doute qu’elle aurait été pillée pour servir lors des petites fêtes qu’organisait le poste. Il chercha un peu de réconfort dans cette pensée. Comme si cela pouvait compenser des vies entières de rêves et d’efforts qu’il balayait ainsi.
À côté de lui, Diogo rit.
Il leur fallut trois heures pour effectuer l’évacuation principale, et cinq de plus pour débusquer les contestataires qui s’étaient cachés dans les conduites et les locaux sécurisés dans l’espoir de se manifester au dernier moment pour saboter la mission. Pendant que ces derniers en pleurs étaient débarqués du vaisseau, Miller se demanda s’il leur avait simplement sauvé la vie. Si tout ce qu’il avait fait dans sa vie se résumait à empêcher Fred Johnson de décider de laisser ou non une poignée d’innocents périr avec le Nauvoo, ou de risquer de conserver Éros à portée des planètes intérieures, ce n’était déjà pas si mal.
Dès qu’il en donna l’ordre, les équipes techniques de l’APE entrèrent en action. Elles remirent en état les moyens de transport et les engins, désamorcèrent la centaine de petits actes de sabotage qui aurait interdit la mise en route des moteurs du Nauvoo, et rangèrent les équipements qu’ils voulaient conserver. Miller regarda les monte-charges industriels aussi massifs qu’une maison pouvant accueillir une famille de cinq personnes débarquer caisse après caisse et des éléments qui venaient tout juste d’être acheminés à bord. On s’affairait sur les quais comme sur ceux de Cérès au plus fort de la journée. Miller s’attendait presque à voir ses anciens détachements errer parmi les dockers et les monte-charges pour maintenir ce qui passait pour la paix.
Dans les moments de calme, il connectait son terminal sur les données émises par Éros. Quand il n’était encore qu’un gamin, il y avait eu une artiste spécialisée dans les performances qui faisait des tournées – Jila Sorormaya, c’était son nom. Dans son souvenir, elle avait intentionnellement altéré des programmes pour les systèmes de stockage de données, puis elle avait dévié le flux de données pour l’incorporer à son appareillage musical. Les ennuis avaient commencé pour elle lorsqu’une partie du code déposé d’un de ces programmes était apparu dans sa musique. À l’époque, Miller n’était pas quelqu’un de très raffiné. Il s’était dit qu’une autre artiste déjantée avait besoin de trouver un vrai travail, et que l’univers s’en trouvait être un endroit meilleur.