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En écoutant l’émission d’Éros – qu’il surnommait “Radio Libre Éros” –, il songea qu’il avait peut-être été un peu dur dans son jugement sur cette bonne vieille Jila. Les couinements et les bavardages croisés, le flot de sons dénués de sens ponctué par les voix, tout cela était effrayant et envoûtant à la fois. Exactement comme le flux de données piraté, c’était la musique de la corruption.

… asciugare il pus e che possano sentirsi meglio…

… ja minä nousivat kuolleista ja halventaa kohtalo pakottaa minut ja siskoni…

… faites ce que vous vous avez à faire…

Il avait écouté cette émission des heures durant, remarqué des voix. Une fois, l’ensemble avait pris un rythme irrégulier, s’interrompant et reprenant comme un élément d’équipement sur le point de céder. C’est seulement quand le débit habituel était réapparu que Miller s’était demandé si ces silences bégayants n’étaient pas un message en morse. Il prit appui contre la cloison proche, et la masse du Nauvoo l’écrasa de tout son gigantisme. Le vaisseau à moitié né et déjà promis au sacrifice. Assise à côté de lui, Julie regardait en l’air. Ses cheveux flottaient autour d’elle, et ses yeux ne cessaient de sourire. Quel que soit le stratagème de son imagination qui avait empêché sa propre Juliette Andromeda Mao intime de lui revenir sous la forme d’un cadavre, il lui en était reconnaissant.

Ç’aurait été quelque chose, non ? dit-elle. Voler dans le vide sans combinaison. Dormir une centaine d’années et s’éveiller à la lumière d’un soleil différent.

— Je n’ai pas descendu ce fumier assez vite, dit-il à voix haute.

Il aurait pu nous offrir les étoiles.

Une autre voix interrompit sa rêverie. Une voix humaine qui tremblait de rage :

— Antéchrist !

Ramené brutalement à la réalité, Miller coupa l’émission d’Éros. Un transport chargé de prisonniers avançait sans hâte sur le quai. Une douzaines de techniciens mormons étaient menottés à ses barres de retenue. L’un d’eux était un jeune homme au visage vérolé et au regard haineux. Il regardait fixement Miller.

— Tu es l’Antéchrist, une vile caricature d’être humain ! Dieu sait qui tu es ! Il se souviendra de toi !

Miller porta un doigt à son chapeau pour saluer au passage des prisonniers.

— Les étoiles se porteront mieux sans nous, dit-il, mais si bas que seule Julie put l’entendre.

* * *

Une douzaine de remorqueurs précédaient le Nauvoo, et le réseau de leurs filins en nanotubulure était invisible à cette distance. Le grand monstre, autant composant de la station Tycho que ses structures et l’air, qui remuait dans son silllage, s’ébrouait, et commençait à bouger. Le brasier des moteurs des remorqueurs illuminait l’espace intérieur de la station dans un éclairage de Noël qui vacillait selon leur chorégraphie parfaitement orchestrée, et un frisson presque subliminal parcourut l’acier de l’ossature inerte de Tycho. Dans huit heures, le Nauvoo se serait suffisamment éloigné pour qu’on mette en marche ses moteurs titanesques sans que leurs rejets mettent la station en péril. Il faudrait peut-être encore deux semaines avant qu’il atteigne Éros.

Miller le précéderait de quatre-vingts heures.

— , Pampaw, dit Diogo. Done-done ?

— Ouais, répondit Miller en réprimant un soupir. Je suis prêt. Rassemblons tout le monde.

Le garçon sourit. Dans les heures qui avaient suivi la réquisition du Nauvoo, il avait ajouté trois caches en plastique rouge vif sur ses dents de devant. Apparemment, cela avait une signification profonde dans la culture de la jeunesse résidant sur la station Tycho, l’affirmation qu’il avait accompli une sorte de prouesse, peut-être sexuelle. Un instant Miller éprouva un soulagement certain de ne plus dormir chez lui.

Maintenant qu’il dirigeait les forces opérationnelles de sécurité pour le compte de l’APE, leur caractère irrégulier lui apparaissait plus clairement que jamais. Pendant un temps il avait pensé que l’APE pouvait représenter une puissance capable de vaincre la Terre ou Mars si l’on en venait à un conflit ouvert. Ils disposaient de plus d’argent et de ressources qu’il ne l’avait d’abord imaginé. Ils avaient Fred Johnson avec eux. Ils avaient maintenant Cérès, pour aussi longtemps qu’ils réussiraient à conserver la station. Ils avaient défié la station Thoth, et ils avaient gagné la partie.

Et pourtant les mêmes jeunes gens avec qui il avait donné l’assaut avaient travaillé au contrôle de la foule à bord du Nauvoo, et plus de la moitié d’entre eux se trouveraient à bord du vaisseau suicide quand il partirait pour Éros. C’était le genre de choses qu’Havelock ne pourrait jamais comprendre. Holden non plus. Peut-être que toute personne ayant vécu dans la certitude et le soutien d’une atmosphère naturelle n’accepterait jamais complètement la puissance et la fragilité d’une société fondée sur l’action nécessaire, la rapidité d’adaptation, comme l’APE l’avait accepté. Le fait de devenir une entité distincte.

Si Fred Johnson ne parvenait pas à obtenir un traité de paix, l’APE ne l’emporterait jamais contre la discipline et l’unité soudant la flotte d’une planète intérieure. Mais ils ne perdraient pas non plus, jamais. La guerre ne connaîtrait pas de fin.

Bah, qu’était l’histoire sinon ce genre de situation ?

Et en quoi la possession des étoiles y aurait changé quelque chose ?

En chemin pour rejoindre son appartement, il envoya une demande de canal sur son terminal. Fred Johnson apparut sur l’écran. Il semblait fatigué, mais toujours alerte.

— Miller, fit-il.

— Nous nous préparons à appareiller, si tout est OK de votre côté.

— Nous chargeons en ce moment même, répondit le colonel. Assez de matière fissible pour rendre la surface d’Éros impossible à approcher pendant des années. Soyez prudent avec ça. Si un de vos gars descend s’en griller une dans le mauvais endroit, nous ne serons pas en mesure de remplacer les mines. Pas à temps.

Il n’avait pas dit : Vous serez tous morts. Les armes étaient précieuses, pas les gens.

— Ouais, je surveillerai ça de près.

— Le Rossinante est déjà en route.

Ce n’était pas un détail dont Miller devait absolument être informé, il y avait donc une autre raison pour que Johnson l’ait mentionné. Le ton soigneusement neutre qu’il avait adopté donnait à la révélation l’apparence d’une accusation implicite. Le seul échantillon de protomolécule sous contrôle avait quitté sa sphère d’influence.

— Quand nous le retrouverons là-bas, nous aurons tout le temps qu’il faut pour empêcher qui que ce soit d’approcher Éros, dit Miller. Ça ne devrait pas poser de problème.

Sur le petit écran, il était difficile de voir à quel point le sourire de Johnson était sincère.

— J’espère que vos amis sont vraiment à la hauteur, dit-il.