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Miller eut une sensation étrange, comme un petit vide qui se formait juste sous son sternum.

— Ce ne sont pas mes amis, précisa-t-il d’un ton volontairement léger.

— Ah non ?

— Je n’ai pas vraiment d’amis. Disons plutôt que je connais un tas de gens avec qui j’ai travaillé.

— Vous placez une grande confiance en Holden, remarqua Johnson.

C’était presque une question. Au moins une mise à l’épreuve. Miller sourit, certain que Fred douterait autant de cette réaction que lui-même avait douté de la sienne.

— Il ne s’agit pas de confiance, mais d’une opinion raisonnée.

Johnson toussota autant qu’il rit.

— Et c’est pourquoi vous n’avez pas d’amis, mon ami.

— En partie.

Il n’y avait rien à ajouter. Miller coupa la communication. Il était presque arrivé chez lui, de toute façon.

Ce n’était pas grand-chose. Un cube anonyme perdu dans la station avec encore moins de personnalité que son ancien appartement sur Cérès. Il s’assit sur le bord de son lit, vérifia sur son terminal où en était le chargement des explosifs à bord du vaisseau. Il savait qu’il aurait dû se rendre sur les quais. Diogo et les autres se rassemblaient, et s’il était improbable que les brumes résiduelles des drogues prises pour fêter la mission leur aient permis d’arriver tous à l’heure prévue, le miracle n’était pas non plus impossible. Il n’avait même pas d’excuse.

Julie était assise dans l’espace derrière ses yeux. Elle avait replié les jambes sous elle, et elle était très belle. Comme Fred, Holden et Havelock, elle était née dans un puits de gravité et était venue dans la Ceinture par choix. Elle était morte à cause de son choix. Elle était venue chercher de l’aide et, ce faisant, elle avait tué Éros. Si elle était restée là-bas, sur ce vaisseau fantôme…

Elle inclina la tête de côté, et sa chevelure oscilla dans la gravité de la rotation. Il y avait une interrogation dans ses yeux. Elle avait raison, bien sûr. Cela aurait ralenti le cours des choses, mais sans le stopper. Protogène et Dresden auraient fini par la trouver. Par trouver la protomolécule. Ou bien ils seraient revenus et auraient extrait un autre échantillon. Rien n’aurait pu les arrêter.

Et il savait, comme il savait qu’il l’était lui-même, que Julie était différentes des autres. Elle comprenait la Ceinture et les Ceinturiens, et ce besoin d’aller plus loin. Peut-être pas jusqu’aux étoiles, mais au moins plus près d’elles. Le luxe auquel elle avait droit, Miller n’en avait jamais fait l’expérience, et il ne le connaîtrait jamais. Pourtant elle s’en était détournée. Elle était venue ici, et elle était restée même quand ses parents avaient menacé de vendre sa chaloupe de course. Son enfance. Sa fierté.

Voilà pourquoi il l’aimait.

Dès qu’il arriva aux quais, il comprit qu’il s’était passé quelque chose. C’était évident dans la façon de se tenir des dockers, dans leurs regards mi-amusés, mi-satisfaits. Miller s’enregistra et se glissa dans cette bizarrerie qu’était le sas de style Ojino-Gouch, un modèle passé de mode depuis soixante-dix ans et à peine plus large d’un tube lance-torpilles, pour atteindre le poste d’équipage trop exigu du Talbot Leeds. L’appareil semblait avoir été assemblé à partir de deux vaisseaux plus petits, sans souci particulier dans sa conception. Les couchettes d’accélération étaient superposées sur trois niveaux. L’air sentait la vieille transpiration et le métal surchauffé. Quelqu’un avait fumé de la marijuana dans un passé assez récent pour que les filtres n’en aient pas encore éliminé l’odeur. Diogo était là, avec une demi-douzaine d’autres jeunes. Ils portaient des uniformes divers, mais tous arboraient le brassard de l’APE.

— Oï, Pampaw ! J’ai gardé la couchette du haut á dir.

— Merci, dit Miller. J’apprécie le geste.

Treize jours. Il allait passer treize jours à partager cet espace restreint avec l’équipe de démolisseurs. Treize jours entassés sur ces couchettes, avec des mégatonnes de mines atomiques dans la soute du vaisseau. Et pourtant tous les autres souriaient. Il se hissa sur la couchette que Diogo lui avait réservée et toisa le petit groupe.

— Quelqu’un fête son anniversaire, aujourd’hui ?

Diogo eut une moue éloquente.

— Alors pourquoi tout le monde est d’aussi bonne humeur ? dit Miller, d’un ton plus âpre qu’il ne l’avait voulu.

Diogo ne parut pas s’en formaliser. Il lui offrit son grand sourire plein de dents blanches et rouges.

— Audi-nichts ?

— Non, je n’ai pas entendu, sinon je ne poserais pas la question.

— Mars a fait ce qu’il fallait, expliqua Diogo. Ils ont reçu les émissions d’Éros, ils ont additionné deux et deux, et…

Du poing droit, il frappa sa paume gauche. Miller s’efforça d’analyser ce qu’il disait. Mars avait attaqué Éros ? Ils avaient pris d’assaut Protogène ?

Ah. Protogène. Protogène et Mars.

— Ah ouais, dit-il. La station scientifique de Phœbé. Mars l’a mise en quarantaine.

— Que dalle, Pampaw. Autoclavé. C’est ce qu’ils lui ont fait. La lune a disparu. Ils lui ont balancé assez de missiles nucléaires pour qu’elle n’existe plus qu’au niveau subatomique.

Il vaut mieux pour eux, songea Miller. Ce n’était pas une lune très volumineuse. Si Mars l’avait réellement détruite et qu’il n’y avait plus la moindre protomolécule sur un morceau de…

 Tu sabez ? reprit Diogo. Ils sont de notre côté, maintenant. Ils ont pigé. Une alliance Mars-APE.

— Tu ne le penses pas sérieusement ?

— Nan, répondit Diogo, aussi content de lui en admettant que l’espoir était au mieux fragile, et probablement faux. Mais ça ne fait pas de mal de rêver, que no ?

— Tu ne le penses pas sérieusement ? répéta Miller avant de s’étendre sur la couchette.

Le gel d’accélération était trop rigide pour s’adapter à son corps dans le tiers de g régnant sur les quais, mais ce n’était pas trop inconfortable. Il consulta les dernières infos sur son terminal, et en effet un membre de la Flotte martienne avait annoncé cette décision. Cela représentait une grande quantité d’armement à utiliser, en particulier en pleine guerre, mais ils s’y étaient résolus. Saturne avait donc une lune en moins, et un anneau très fin, filamenteux et informe de plus – si toutefois il subsistait assez de matière pour en former un après les explosions. Du point de vue de Miller, qui n’était pas un expert, ces explosions avaient pour but de faire chuter les débris dans la gravité écrasante et donc protectrice du géant gazeux.

Il aurait été inepte d’en déduire que le gouvernement martien ne voudrait pas se procurer des échantillons de la protomolécule. Il aurait été naïf de prétendre qu’une organisation de cette taille et de cette complexité était univoque sur quelque sujet que ce soit, et surtout quand il s’agissait de quelque chose d’aussi dangereux et aussi révolutionnaire que celui-là.

Mais quand même…

Peut-être devait-on se satisfaire de savoir que, de l’autre côté de la ligne de fracture politique et militaire, quelqu’un avait vu les mêmes preuves qu’eux et en était arrivé aux mêmes conclusions. Cela laissait peut-être un peu de place à l’espoir. Il cala une fois encore son terminal sur les émissions venues d’Éros. Un son stroboscopique puissant dansait sous une cascade de bruits divers. Des voix s’élevaient et s’amenuisaient, pour réapparaître ensuite. Des flux de données giclaient les uns dans les autres, et les serveurs de reconnaissance de schémas incendiaient tout cycle disponible pour faire quelque chose du désordre qui en résultait. Julie lui prit la main, et le rêve était si convaincant qu’il aurait presque pu croire qu’il sentait son toucher.