Croyant qu’elle faisait allusion à Miller, il répondit :
— Tu la maîtrises et tu la mets à l’écart, parce qu’elle représente un danger pour l’équipage et le vaisseau. Mais Fred n’a pas…
— Et si ça arrive en temps de guerre ? coupa-t-elle. En plein milieu de la bataille ?
— Si la personne ne peut pas être maîtrisée facilement, le chef de quart a l’obligation de protéger le vaisseau et son équipage par tous les moyens qu’il peut juger nécessaires.
— Y compris en abattant le perturbateur ?
— Si c’est le seul moyen de parvenir au résultat souhaité, répliqua Holden. Oui, bien sûr. Mais ça ne pourrait arriver que dans des circonstances extrêmes.
Elle agita la main pour faire tourner son corps dans l’autre sens. Elle freina le mouvement d’un geste inconscient. Holden se débrouillait plutôt bien à zéro g, mais il n’avait jamais eu cette aisance.
— La Ceinture est un réseau, dit-elle. C’est comme un immense vaisseau. Nous avons des nœuds pour fabriquer l’air, l’eau, l’énergie, les matériaux structurels. Ces nœuds peuvent être séparés par des millions de kilomètres de vide, mais la distance n’amoindrit en rien leur interconnexion.
— Je vois où tu veux en venir, dit Holden avec un soupir. Dresden était le type devenu fou à bord, et Miller l’a abattu pour protéger le reste d’entre nous. Il m’a déjà débité ce laïus sur Tycho. Déjà, je n’avais pas gobé sa théorie.
— Pourquoi ?
— Parce que Dresden ne représentait pas une menace imminente. C’était un sale type dans des vêtements de luxe. Il ne tenait pas une arme à la main, il n’avait pas le doigt sur le détonateur d’une bombe. Et je n’accorderai jamais ma confiance à quelqu’un qui croit avoir le droit unilatéral d’exécuter des gens.
Il appuya d’un pied contre la cloison et poussa sur sa jambe juste assez pour venir flotter à quelques dizaines de centimètres de Naomi, assez près pour voir ses yeux et y lire sa réaction.
— Si ce vaisseau scientifique se remet à faire route vers Éros, je lui balancerai toutes les torpilles dont nous disposons, et je me dirai que je protégeais le reste du système solaire de ce qui se trouve sur Éros. Mais je ne vais pas commencer à tirer maintenant, au seul prétexte qu’il risque de décider de repartir vers Éros, parce que ce serait un meurtre. Et ce que Miller a fait, c’était un meurtre.
Naomi lui sourit, agrippa sa combinaison et l’attira à elle assez près pour un baiser.
— Tu es peut-être bien la personne la meilleure que je connaisse. Mais tu es d’une intransigeance totale sur ce que tu estimes être bien, et c’est ce que tu détestes chez Miller.
— Vraiment ?
— Oui. Lui aussi est très intransigeant, mais il a une vision différente de la façon dont les choses fonctionnent. Et tu détestes ça. Pour lui, Dresden représentait une menace imminente. Chaque seconde supplémentaire qu’il passait vivant mettait en danger tous les gens autour de lui. Pour Miller, c’était un acte d’autodéfense.
— Mais il s’est trompé. Cet homme était impuissant.
— Il a convaincu la Flotte des Nations unies de fournir à son entreprise des vaisseaux de dernière génération, répliqua-t-elle. Il a convaincu son entreprise de la nécessité d’assassiner un million et demi de personnes. Tout ce que Miller a dit concernant le fait que nous irions beaucoup mieux si la protomolécule n’existait pas était aussi valable pour Dresden. Combien de temps serait-il resté dans une prison de l’APE avant de découvrir un geôlier susceptible d’être acheté ?
— Il était déjà prisonnier, dit Holden, mais il sentait que la discussion lui échappait.
— C’était un monstre qui avait le pouvoir, les contacts et les alliés qui auraient payé n’importe quel prix pour que son projet scientifique se poursuive. Et c’est mon avis de Ceinturienne : Miller n’a pas eu tort.
Il ne répondit pas. Il continua de flotter à côté d’elle, dans son orbite. Qu’est-ce qui le faisait enrager le plus, entre la mort de Dresden et la décision de Miller, contraire à sa vision des choses ?
Et Miller l’avait su. Quand Holden lui avait dit de se débrouiller par lui-même pour retourner sur Tycho, il l’avait vu dans le regard de l’ancien policier, sur son visage triste de chien battu. Miller avait senti que cela finirait ainsi, et il n’avait pas tenté de résister ou de faire valoir son point de vue. Ce qui signifiait qu’il avait pris sa décision en pleine connaissance de cause, et en acceptation du prix qu’il aurait à payer. Cette attitude était révélatrice. De quoi, Holden n’aurait pu le dire avec précision, mais c’était révélateur.
Un indicateur lumineux clignota soudain sur la cloison, et dans le même temps le panneau de contrôle de Naomi revint à la vie et fit défiler des données. Elle descendit vers son poste en saisissant le dossier de son fauteuil, et tapa quelques commandes rapides.
— Merde, murmura-t-elle.
— Que se passe-t-il ?
— La corvette ou le vaisseau scientifique ont dû demander du secours, expliqua-t-elle en désignant l’écran. Nous avons des appareils qui font mouvement depuis tous les points du système solaire.
— Combien y en a-t-il qui viennent vers nous ? demanda Holden qui s’efforçait d’avoir une meilleure vue de l’écran.
Elle émit un bruit curieux venu de son arrière-gorge, entre le gloussement et le toussotement.
— Au jugé ? Tous.
48
Miller
— Vous êtes, et vous n’êtes pas, disait l’émission venue d’Éros dans le rythme aléatoire que formaient les vagues de parasites. Vous êtes, et vous n’êtes pas. Vous êtes, et vous n’êtes pas.
Le petit vaisseau frémit et fit une embardée. De sa couchette anti-crash, un des volontaires de l’APE débita un chapelet d’obscénités plus remarquable par son inventivité que par la colère qu’il exprimait. Miller ferma les yeux pour tenter de refouler le début de nausée qu’engendraient les ajustements de la micro-g à leurs manœuvres d’accostage non standards. Après des jours entiers à subir les accélérations douloureuses pour chaque articulation et les périodes d’arrêt tout aussi éprouvantes, ces petits réglages et mouvements paraissaient arbitraires et étranges.
— Vous êtes, êtes, êtes, êtes, êtes, êtes, êtes…
Il avait écouté les infos pendant quelque temps. Trois jours après leur départ de Tycho, la nouvelle de l’implication de Protogène avec Éros avait éclaté. De façon étonnante, Holden n’était pas à l’origine de cette révélation. Depuis, la firme était passée d’une position de négation totale à un rejet de la faute sur un sous-traitant agissant en solitaire, puis elle avait réclamé l’immunité en invoquant le statut du secret-défense terrien. L’affaire se présentait mal pour elle. Le blocus de la Terre sur Mars était toujours en place, mais l’attention s’était déplacée et se portait maintenant sur les luttes de pouvoir internes à la Terre, et la Flotte martienne avait allégé sa pression, offrant ainsi aux forces terriennes un peu plus d’espace pour respirer avant qu’une décision soit arrêtée, ce qui finirait par arriver. Quoi qu’il en soit, il semblait donc que l’Armageddon avait été différé de quelques semaines. Miller découvrit qu’il en concevait une certaine satisfaction. Mais cette histoire le laissait aussi épuisé.
Le plus souvent, il écoutait la voix d’Éros. Parfois il regardait également les vidéos transmises, mais en règle générale il se cantonnait au rôle d’auditeur. Au fil des heures et des jours, il commença à discerner, sinon une configuration globale, du moins des structures communes. Certaines des voix relayées par la station agonisante revenaient avec constance – des personnalités médiatiques et des amuseurs surreprésentés dans les archives audio, supposait-il. Il paraissait exister certaines tendances spécifiques dans ce qu’il appelait, à défaut de terme plus approprié, la musique qui se dégageait de l’ensemble. Des heures de parasites aléatoires et de fragments de phrases se tarissaient subitement, et Éros s’accrochait à un seul mot ou une seule partie de phrase, se limitait à cela avec une intensité de plus en plus grande jusqu’à céder de nouveau au flot aléatoire.