Quand tout fut achevé, il envoya le signal de fin d’alerte, lequel fut relayé par le système du vaisseau à présent condamné. Le transport de retour apparut sans hâte, point de lumière qui grossit en taille et en intensité, avec son système d’embarquement en gravité nulle déployé comme un échafaudage. Au signal donné par l’appareil en approche, les membres de l’équipe coupèrent le magnétisme de leurs bottes et allumèrent les petits propulseurs de manœuvre équipant leurs combinaisons ou, si celles-ci étaient trop anciennes, les coques collectives d’évacuation. Miller les regarda décrocher et se laisser aller.
— On y va and roll, Pampaw, dit Diogo de quelque part, sans que Miller puisse le repérer à cette distance. Ce métro ne va pas attendre.
— Je ne viens pas, répondit-il.
— Sa que ?
— J’ai pris ma décision. Je reste ici.
Il y eut un moment de silence. Miller s’y était attendu. Il avait les codes de sécurité. Si besoin était, il pouvait toujours se glisser dans la coquille vide de leur vieux vaisseau et verrouiller derrière lui. Mais il n’y tenait pas. Il avait affûté ses arguments. S’il retournait sur Tycho, il ne serait qu’un pion politique dans les négociations de Fred Johnson. Or il se sentait las et vieux d’une façon que les années écoulées ne pouvaient aider à comprendre. Il était déjà mort une fois sur Éros, et c’était là qu’il voulait être pour finir. Il l’avait mérité. Diogo et les autres le lui devaient bien.
Il attendit que le garçon réagisse, qu’il tente de le dissuader.
— Tout est bien, alors, dit Diogo. Buona morte.
— Buona morte, répondit-il avant de couper la liaison.
L’univers n’était plus que silence. Sous lui, les étoiles se mouvaient au ralenti mais de façon perceptible tandis que pivotait la station à laquelle il était accroché. Une de ces lumières était le Rossinante, deux autres les vaisseaux qu’Holden avait eu pour mission de stopper. Miller ne réussit pas à les repérer. Julie flottait à côté de lui, ses cheveux ondulant dans le vide, les étoiles brillant à travers son corps. Elle paraissait sereine.
Si tu devais le refaire, dit-elle, si tu pouvais tout reprendre depuis le commencement ?
— Je ne le ferais pas.
Il vit le transport de l’APE activer ses moteurs, dans un éclat or et blanc, et s’éloigner jusqu’à redevenir une étoile. Une petite étoile. Avant de disparaître. Il tourna la tête et contempla le paysage lunaire vide et sombre, et la nuit permanente.
Il avait seulement besoin d’être avec elle encore quelques heures, et ils seraient tous les deux hors de danger. Ils seraient tous hors de danger. C’était suffisant. Il se rendit compte qu’il souriait tout en pleurant, et les larmes remontaient de ses yeux pour se perdre dans ses cheveux.
Tout se passera bien, dit Julie.
— Je sais.
Il resta silencieux pendant presque une heure, puis il parcourut avec une lenteur précautionneuse le trajet pour retourner au vaisseau sacrifié. Il en franchit le sas et pénétra dans la pénombre de ses entrailles. Il restait assez d’atmosphère résiduelle pour qu’il n’ait pas besoin de dormir dans sa combinaison. Il se mit nu, choisit une couchette et se recroquevilla sur la surface dure et bleue du gel. À moins de trente mètres de là, cinq charges nucléaires assez puissantes pour éclipser le soleil attendaient un signal. Au-dessus de lui, tout ce qui avait été humain dans la station Éros mutait et se remodelait, se déversant d’une forme dans une autre comme une peinture de Jérôme Bosch devenue réalité. Et toujours à près d’un jour de voyage, le Nauvoo, le marteau de Dieu, se précipitait vers lui.
Miller régla sa combinaison pour qu’elle passe certaines vieilles chansons pop qu’il avait aimées dans sa jeunesse, et il se laissa bercer pour s’endormir. Quand il commença à sombrer dans le sommeil, il rêva qu’il trouvait un tunnel au fond de son ancien appartement, sur Cérès. Un tunnel qui lui promettait qu’enfin, enfin, il allait être libre.
Son dernier petit déjeuner se composa d’une barre vitaminée dure comme la pierre et d’un peu de chocolat trouvés dans une ration de survie oubliée. Il mangea le tout arrosé d’une eau recyclée tiède qui avait un arrière-goût de métal et de pourriture. Les signaux venus d’Éros étaient presque noyés par le vacarme des fréquences oscillantes émises par la station au-dessus de lui, mais il réussit à en entendre assez pour se faire une idée de la situation.
Holden avait réussi, comme Miller l’avait prévu. L’APE répondait à un millier d’accusations furieuses de la Terre et de Mars et, comme c’était prévisible, aux factions à l’intérieur de l’Alliance elle-même. Il était trop tard. Le Nauvoo allait arriver dans quelques heures. La fin était proche.
Miller revêtit sa combinaison pour la dernière fois, éteignit les lumières et se glissa de nouveau dans le sas. Pendant un long moment, le panneau extérieur ne répondit pas, l’éclairage de sécurité resta au rouge, et il eut soudain peur de passer ses derniers instants là, coincé dans un tube comme une torpille prête à être lancée. Mais il réinitialisa le système de verrouillage, et l’écoutille s’ouvrit enfin.
L’émission venant d’Éros était maintenant dépourvue de toute parole, et se réduisait à un murmure doux qui évoquait de l’eau coulant sur la pierre. Il sortit et marcha en travers des quais d’accostage. Au-dessus de lui le ciel pivotait, et le Nauvoo s’éleva à l’horizon tel le soleil. Il tendit le bras et ouvrit au maximum sa main, mais elle n’était pas assez large pour recouvrir l’éclat des moteurs. Suspendu par ses bottes, il observa le vaisseau qui se rapprochait. Le fantôme de Julie regardait avec lui.
S’il ne s’était pas trompé dans ses calculs, le point d’impact du Nauvoo se situerait au centre de l’axe majeur d’Éros. Il pourrait le voir quand cela se produirait, et l’excitation étourdissante qui incendiait sa poitrine lui rappela sa jeunesse. Ce serait un spectacle de première. Oh oui, ce serait quelque chose à ne pas manquer. Il envisagea de l’enregistrer. Sa combinaison était équipée pour cela, et il serait en mesure de réaliser un fichier visuel simple, qu’il pourrait transmettre en temps réel. C’était son heure. La sienne et celle de Julie. Si le reste de l’humanité était intéressé, il aurait tout loisir de se demander à quoi cela avait ressemblé.
L’éclat massif du Nauvoo emplissait maintenant un quart du ciel, et sa forme circulaire avait complètement émergé de l’horizon. Le murmure doux des émissions d’Éros passa à quelque chose de nettement plus synthétique : un son ascendant, en spirale, qui sans raison particulière lui rappela les grands écrans radar verts des anciens films. Il y avait des voix en fond, mais il ne put saisir ce qu’elles disaient, ni même en quelle langue elles s’exprimaient.
Les rejets moteur du Nauvoo dévoraient la moitié du ciel, et les étoiles alentour étaient effacées par la lumière éclatante de la combustion. Sa combinaison émit un tintement annonçant les radiations, et il le coupa.
Un Nauvoo ayant un équipage n’aurait jamais soutenu une telle vitesse. Même dans les meilleurs sièges anti-crash, le nombre de g consécutif à la poussée aurait réduit les os humains à l’état de pulpe. Il essaya de deviner quelle vitesse le vaisseau aurait atteint au moment de l’impact.