— Ça pourrait tout aussi bien en être, grogna Amos.
Naomi se tourna vers Holden.
— Donc, nous…, commença-t-il, mais Alex l’interrompit par l’intermédiaire du système comm interne :
— Chef, Éros recommence à se déplacer.
— Suivez-le, et donnez-moi une trajectoire et une vitesse dès que vous le pourrez, ordonna Holden en pivotant vers sa console. Amos, redescendez dans la salle des machines. Si vous la quittez encore une fois sans que je vous en aie donné l’ordre direct, je demanderai au second de vous rouer de coups avec une clef à pipe jusqu’à ce que mort s’ensuive.
La seule réponse fut le chuintement de l’écoutille de pont qu’on ouvrait, et le claquement quand elle se referma sur le mécanicien.
— Alex, dit le capitaine sans cesser d’étudier le flot de données sur Éros que les systèmes du Rossinante relevaient, dites-moi quelque chose.
— La course du soleil, c’est tout ce dont nous pouvons être sûrs, répondit le pilote avec tout le calme du professionnel.
Lorsqu’Holden avait suivi sa formation militaire, il était entré directement à l’école d’officiers. Jamais il n’avait fréquenté les cours de pilotage, mais il savait que des années d’entraînement avaient compartimenté le cerveau d’Alex en deux moitiés distinctes : la première s’occupant des problèmes inhérents à son poste, et la seconde gérant tout le reste. Demeurer à distance constante d’Éros et définir sa trajectoire étaient des tâches concernant la première moitié. L’éventualité que des extraterrestres n’appartenant pas au système solaire soient venus détruire l’humanité ne constituait pas un sujet intéressant le pilotage et pouvait donc sans problème être ignoré jusqu’à ce qu’il lâche les commandes du vaisseau. Il sombrerait peut-être dans la dépression nerveuse par la suite, mais jusque-là il continuerait de faire son job.
— Revenez à cinquante mille kilomètres et maintenez une distance constante, lui dit Holden.
— Euh… pour le maintien d’une distance constante, ça risque d’être coton, chef. Éros vient juste de disparaître des écrans radar.
Holden sentit sa gorge se serrer.
— Vous pouvez répéter ?
— Éros vient juste de disparaître des écrans radar, récita docilement le pilote.
Mais déjà Holden affichait les données des senseurs pour vérifier de ses propres yeux. Ses télescopes montraient l’astéroïde toujours en mouvement sur sa nouvelle trajectoire, en direction du soleil. L’imagerie thermique le dévoilait, un peu plus chaud que l’espace alentour. L’étrange émission de voix et de folie que la station avait déversé était toujours détectable, bien qu’affaiblie. Mais les radars affirmaient qu’il n’y avait plus rien.
C’est de la magie, dit une petite voix au fond de son crâne.
Non, pas de la magie. Les humains possédaient eux aussi des vaisseaux furtifs. Le tout consistait à absorber l’énergie plutôt qu’à la réfléchir. Mais subitement il lui paraissait crucial de garder l’astéroïde dans leur champ visuel. Éros avait démontré qu’il était capable de se déplacer et de manœuvrer très vite, et il était maintenant indétectable pour les radars. Il était tout à fait possible qu’un astéroïde de la taille d’une montagne disparaisse complètement.
La gravité commença à augmenter tandis que le Rossinante s’élançait à la poursuite d’Éros, en direction du soleil.
— Naomi ?
Elle leva les yeux vers lui. On y lisait toujours la peur, mais elle tenait le coup. Pour l’instant.
— Jim ?
— Les comms ? Tu pourrais…
La contrariété qu’elle afficha fut pour lui le signe le plus rassurant qu’il ait vu depuis des heures. Elle fit basculer le contrôle comm sur le poste du capitaine, et il ouvrit une demande de connexion.
— Corvette de la Flotte des Nations unies, ici le Rossinante, répondez, je vous prie.
— Allez-y, Rossinante, répondit l’autre vaisseau après une demi-minute de parasites.
— Appel pour confirmer les données de nos senseurs, dit Holden en envoyant les données relatives aux déplacements d’Éros. Vous constatez la même chose ?
Un autre silence, plus long.
— Bien reçu, Rossinante.
— Je sais que nous étions sur le point d’ouvrir le feu l’un sur l’autre, mais je pense que nous sommes un peu au-delà de ces chamailleries, à présent. Bref, nous poursuivons l’astéroïde ? Si nous le perdons de vue, nous risquons de ne jamais le retrouver. Vous voulez vous joindre à nous ? Ce serait une bonne chose d’avoir un peu de soutien s’il décidait de nous tirer dessus, ou autre.
Un nouveau temps d’attente, long de presque deux minutes celui-là, et ce fut une voix différente qui répondit. Plus mûre, féminine, et totalement dépourvue de l’arrogance et de la colère de la jeune voix masculine avec qui il conversait jusqu’ici.
— Rossinante, ici le capitaine McBride du vaisseau d’escorte Ravi, Flotte des Nations unies…
Ah, pensa Holden. Depuis le début je parlais au second. Sa supérieure a fini par prendre l’appel. Espérons que c’est bon signe.
— J’ai prévenu le commandement de la Flotte, continuait McBride, mais il faut compter vingt-trois minutes pour que le message soit réceptionné, et ce caillou prend de la vitesse. Vous avez un plan ?
— Pas vraiment, Ravi. Juste suivre et rassembler toutes les informations possibles jusqu’à ce que nous trouvions une occasion de faire la différence. Mais si vous venez avec nous, peut-être qu’aucun de vos hommes ne nous abattra accidentellement pendant que nous cherchons une solution.
Il y eut une longue pause. Il le savait, le capitaine du Ravi évaluait les probabilités qu’il dise la vérité en regard de la menace formulée contre le vaisseau scientifique. Et s’il était complice de ce qui se passait ? Il se serait posé la même question à leur place.
— Écoutez, je vous ai donné mon identité : James Holden. J’ai servi comme lieutenant dans la Flotte des Nations unies. Mon dossier devrait être archivé et donc consultable. Il vous révélera un renvoi pour manquement à l’honneur, mais aussi que ma famille vit dans le Montana. Pas plus que vous, je ne veux voir ce caillou percuter la Terre.
Le silence à l’autre bout s’étira sur plusieurs minutes.
— Capitaine, dit enfin McBride, je crois que mes supérieurs voudraient que je garde un œil sur vous. Nous allons vous accompagner pendant que ma hiérarchie réfléchit à la question.
Holden laissa échapper un long soupir bruyant.
— Merci pour ça, McBride. Continuez d’essayer de joindre vos supérieurs. De mon côté je vais aussi passer quelques appels. Deux corvettes ne suffiront pas à régler ce problème.
— Bien reçu, répondit le Ravi avant de mettre un terme à la communication.
— J’ai ouvert un canal comm avec Tycho, annonça Naomi.
Holden se renversa dans son siège. La gravité croissante due à leur accélération commençait à exercer une pression physique sur lui. Une boule se formait au creux de son ventre, qui lui confirmait qu’il n’avait aucune idée de ce qu’il faisait, que les meilleurs plans avaient échoué, et que la fin était imminente. Le bref espoir qu’il avait entrevu commençait déjà à se dissiper.