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— Vous avez raison, répondit Holden et, un moment plus tard : Compris.

La communication fut interrompue sur un clic. Miller vérifia sa réserve d’oxygène. Trois heures avec la combinaison, mais il pouvait retourner dans son petit appareil et refaire le plein avant d’être à court. Ainsi donc Éros était en mouvement. Il ne sentait toujours rien, mais en observant sa surface courbe il aperçut des microastéroïdes venant tous de la même direction qui ricochaient. Si la station continuait d’accélérer, ils arriveraient plus souvent, et plus violemment. Il fallait qu’il reste à l’intérieur du vaisseau.

Il bascula son terminal sur l’émission d’Éros. Sous lui, la station gazouillait et marmonnait des sons lents et longs qui se propageaient comme le chant enregistré des baleines. Après les paroles colériques et le crachotement des parasites, la voix d’Éros semblait apaisée. Il se demanda quel genre de musique les amis de Diogo auraient créée à partir de cela. Une danse langoureuse ne paraissait pas être dans leur style. Une démangeaison tenace naquit au creux de ses reins, et il se tortilla dans sa combinaison pour se frotter et la faire disparaître. Presque sans s’en rendre compte, il sourit. Il rit. Une vague d’euphorie le submergeait.

Il existait une forme de vie extraterrestre dans l’univers, et il était en train de la chevaucher comme une tique sur l’échine d’un chien. La station Éros s’était déplacée d’elle-même et grâce à des mécanismes qu’il ne pouvait même pas imaginer. Il ne savait pas depuis combien d’années il n’avait pas été pénétré de la sorte par un sentiment de crainte respectueuse. Il avait oublié ce que cela faisait. Il étendit les bras sur les côtés, aussi loin qu’il le pouvait, comme s’il pouvait étreindre le vide noir infini sous lui.

Et puis, avec un soupir, il se retourna vers le vaisseau.

Une fois revenu dans sa coquille protectrice, il ôta la combinaison pressurisée et relia sa réserve d’air aux recycleurs afin de la recharger. Avec une seule personne à bord et même à un niveau aussi bas, le système d’assistance respiratoire l’aurait rempli dans l’heure. Les batteries du vaisseau étaient encore presque pleines. Son terminal tinta deux fois, lui rappelant qu’il était une fois de plus l’heure de prendre son traitement anticancéreux. Celui qu’il avait gagné la dernière fois qu’il s’était trouvé sur Éros. Celui qu’il devrait respecter jusqu’à la fin de sa vie. Quelle bonne blague.

Les bombes nucléaires étaient rangées dans la soute, caisses grise à base carrée, moitié moins larges que hautes, pareilles à des briques dans un mortier de mousse adhésive rose. Il lui fallut vingt minutes de recherche parmi les coffres de stockage pour dénicher un bidon de solvant qui ne soit pas vide. Sa pulvérisation très fine sentait l’ozone et l’huile, et la mousse rose se dissolvait à son contact. Miller s’accroupit à côté des bombes et mangea une barre protéinée qui avait un goût de pomme assez convaincant. Julie était assise à côté de lui, la tête posée avec légèreté sur son épaule.

À quelques reprises, il avait flirté avec la foi. Surtout quand il était jeune et voulait tout essayer. Puis l’âge était venu, avec un peu plus de sagesse et de lassitude, et il y avait eu l’épreuve dévastatrice du divorce. Il comprenait le désir d’un être supérieur, une intelligence immense et compatissante, capable de tout considérer selon une perspective qui annihilait toute mesquinerie, tout mal, et arrangeait tout. S’il ressentait toujours cette pulsion, il ne parvenait plus à se persuader qu’elle avait une réalité.

Et pourtant il existait peut-être quelque chose comme un plan. Peut-être que l’univers l’avait placé à la bonne place et au bon moment pour faire ce que personne d’autre ne ferait. Peut-être que toutes les souffrances, tous les chagrins endurés, toutes ces années de désillusions et d’expériences déprimantes, passées à se complaire dans ce que l’humanité avait de pire à offrir, peut-être que tout cela n’avait eu pour seule finalité que de l’amener ici et maintenant, alors qu’il était prêt à mourir si son sacrifice permettait de donner un petit répit à l’humanité.

Ce serait joli de le penser, dit Julie à son esprit.

— Ça le serait, oui, approuva-t-il avec un soupir.

Au son de sa voix, la vision s’évanouit. Un autre rêve éveillé.

Les bombes étaient plus lourdes que dans son souvenir. Sous une gravité normale, il n’aurait pas été en mesure de les déplacer. Avec un tiers de g, c’était encore un vrai combat, mais il pouvait en sortir vainqueur. Un centimètre après l’autre, au prix d’efforts exténuants, il traîna l’une d’elles sur un chariot à bras et la tira jusqu’au sas. Au-dessus de sa tête, Éros fredonnait.

Il dut se reposer un peu avant de s’attaquer au plus dur. Le sas était si court que seule la bombe ou lui pouvait y prendre place. Il grimpa dessus pour ressortir par l’écoutille extérieure, puis dut en extraire la bombe à l’aide de sangles qu’il prit au filet de chargement. Et une fois au-dehors, il lui fallut la fixer au vaisseau à l’aide de crampons magnétiques, afin d’éviter que la rotation d’Éros la détache et la précipite dans le vide. Après l’avoir sortie et attachée au chariot, il s’accorda une pause d’une demi-heure, pour reprendre des forces.

Les impacts se multipliaient, à présent, preuve qu’Éros était bien en pleine accélération. Chacun était pareil à une décharge de fusil, et capable de le transpercer ainsi que le vaisseau derrière lui si la malchance guidait le projectile spatial dans la bonne direction. Mais les probabilités restaient faibles qu’un de ces débris rocheux fonce droit sur sa silhouette de fourmi qui rampait sur la coque. Et dès que le satellite aurait quitté la Ceinture, le bombardement cesserait. Mais Éros était-il vraiment en train de sortir de la Ceinture ? Il se rendit compte qu’il n’avait aucune idée de sa destination. Il avait pensé que c’était la Terre. Holden devait savoir, à présent.

Ses efforts répétés avaient rendu ses épaules douloureuses, mais c’était encore supportable. Il craignait d’avoir surchargé le chariot. Ses roues étaient plus résistantes que ses bottes magnétiques, mais elles pouvaient quand même céder. Au-dessus de lui, l’astéroïde fit une embardée, un mouvement inédit et troublant qui toutefois ne se répéta pas. Son terminal coupa le babillage d’Éros et le prévint de la réception d’une communication. Il consulta l’écran, haussa les épaules et prit l’appel.

— Naomi, dit-il avant qu’elle ait le temps de parler. Comment ça se passe pour vous ?

— Salut.

Le silence entre eux s’étira.

— Vous avez parlé à Holden, alors ?

— Oui, répondit-elle. Il cherche toujours un moyen de vous tirer de là.

— C’est un type bien. Persuadez-le de laisser tomber, d’accord ?

Le silence qui suivit fut si long qu’il commença à en éprouver de la gêne.

— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-elle.

Comme s’il existait une réponse à cette question. Comme si toute son existence pouvait se résumer en répondant à une simple question. Il chercha un moyen d’éviter de se dévoiler et décida de ne répondre qu’au sens littéral de sa question :

— Eh bien, j’ai attaché une bombe nucléaire sur un chariot. Et je la traîne vers l’écoutille d’accès pour la faire entrer dans la station.

— Miller…

— Le problème, c’est qu’on a traité Éros comme un vulgaire caillou. Maintenant tout le monde a compris que la réalité n’était pas aussi simpliste, mais il va falloir du temps pour que les gens s’y fassent. Les différentes flottes vont continuer à voir cette chose comme une grosse boule de billard, alors que c’est une vraie saloperie.