Il parlait trop vite. Les mots se ruaient hors de sa bouche. S’il ne lui en laissait pas l’opportunité, elle ne pourrait pas répondre et il ne serait pas obligé d’entendre ce qu’elle avait à lui dire. Il ne serait pas forcé de l’empêcher de le faire taire.
— Ça a une structure. Des moteurs, ou des centres de contrôle. Quelque chose. Si je frappe l’intérieur de cette chose, que j’arrive assez près de ce qui assure sa cohérence, je peux la briser. La faire redevenir une grosse boule de billard. Même si ce n’est que pour un temps, ça vous laissera une chance.
— C’est bien ce que je pensais, dit-elle. C’est logique. C’est ce qu’il faut faire.
Miller rit. Un impact particulièrement intense diffusa dans le vaisseau sous lui des vibrations fulgurantes qui ébranlèrent chaque os de son squelette. Du gaz s’échappa du trou créé. La station se déplaçait plus vite.
— Ouais, fit-il. Bon…
— J’ai parlé à Amos, dit Naomi. Vous avez besoin d’un interrupteur qui fasse homme-mort. Comme ça, si quelque chose arrive, la bombe explosera quand même. Si vous avez les codes d’accès…
— Je les ai.
— Excellent. J’ai un sous-programme que vous pouvez charger dans votre terminal. Il faudra garder le doigt sur la touche de sélection. Si vous l’enlevez pendant plus de cinq secondes, il enverra le signal d’activation. Si vous voulez, je peux vous le charger.
— Donc je vais devoir me balader dans la station avec mon doigt continuellement pressé sur une touche ?
— Ils risquent de vous neutraliser d’un tir en pleine tête, dit-elle sur le ton de l’excuse. Ou vous maîtriser. Plus long sera l’intervalle, plus grands seront les risques que la protomolécule désamorce la bombe avant qu’elle explose. Si vous avez besoin de plus de temps, je peux reprogrammer les paramètres.
Miller regarda la bombe posée sur son chariot, juste à l’extérieur du sas du vaisseau. Tous ses voyants de contrôle étaient verts ou dorés. Le soupir qu’il poussa embua momentanément la visière de son casque.
— Hem, non. Cinq secondes, c’est bon. Téléchargez-moi ce sous-programme. Il va falloir que je le mette au point ; où y a-t-il un endroit simple où je peux placer le système de déclenchement ?
— Il y a une section “Installation”, dit Naomi. Suivez les indications données.
Le terminal tinta, annonçant un nouveau fichier. Miller l’accepta et l’afficha. C’était aussi facile à installer que le code de sécurité d’une porte. Il ne savait trop pourquoi, il lui avait semblé que pour une bombe atomique la procédure d’armement aurait mérité une peu plus de complexité.
— C’est fait, dit-il. On peut y aller. Enfin, il me reste encore à bouger ce salopard, mais sinon tout est OK. À quelle vitesse je vais, avec cette chose, au fait ?
— Elle finira par aller trop vite pour que le Rossi puisse suivre. Quatre g et en constante augmentation, sans signe que le phénomène va cesser.
— Je ne sens rien du tout.
— Je suis désolée pour ce qui s’est passé avant, dit-elle.
— C’était une situation assez moche. Nous avons fait ce que nous avions à faire. Comme toujours.
— Comme toujours, fit-elle en écho.
Ils laissèrent s’égrener quelques secondes, puis il reprit la parole :
— Merci pour le déclencheur. Remerciez Amos de ma part.
Il coupa avant qu’elle ait le temps de répondre. Les adieux interminables n’étaient le fort de personne. La bombe reposait sur le chariot, les crampons magnétiques étaient en place et une large sangle en acier tressé entourait l’ensemble. Il le déplaça lentement sur la surface métallique des quais. Si le chariot perdait toute adhérence avec Éros, il n’aurait pas la force nécessaire pour le retenir. Bien sûr, si un des impacts de plus en plus fréquents le touchait, ce serait comme prendre une balle. Traîner n’était donc pas non plus une solution. Il chassa ces deux menaces de ses pensées et s’attela à la tâche. Pendant dix minutes tendues, sa combinaison sentit le plastique surchauffé. Tous les cadrans témoins indiquaient une erreur, et le temps que les recycleurs aient agi, sa réserve d’air semblait toujours bonne. Un autre petit mystère qu’il ne résoudrait pas.
L’abîme sous lui brillait de l’éclat fixe des étoiles. Un de ces points lumineux était la Terre. Impossible de déterminer lequel.
L’écoutille de service avait été encastrée dans un affleurement naturel de la roche, et le fer brut du rail de guidage était pareil à un ruban d’argent dans l’obscurité. En grognant, il traîna le chariot, la bombe et son propre corps exténué le long de la courbe, et la gravité de la rotation pesa une fois de plus sur ses pieds au lieu d’étirer ses genoux et sa colonne vertébrale. Un peu étourdi, il composa les codes jusqu’à ce que l’écoutille s’ouvre.
Éros s’étendait devant lui, plus sombre que le ciel vide.
Il fit passer la connexion du terminal sur le système comm intégré de la combinaison. Ensuite il appela Holden pour ce qu’il espérait être la dernière fois.
— Miller ? dit le Terrien presque instantanément.
— J’entre maintenant.
— Attendez. Écoutez, il y a moyen que nous nous procurions un chariot automatisé. Si le Rossi…
— Ouais, mais vous savez comment c’est. Je suis déjà sur place. Et nous ignorons quelle vitesse ce fils de pute peut atteindre. Nous avons un problème à résoudre. C’est comme ça que nous procédons.
Holden n’avait pas eu grand espoir de le convaincre, de toute façon. C’était pour la forme. Un geste, peut-être même un geste sincère, songea Miller. Le capitaine essayait de sauver tout le monde, jusqu’au dernier des derniers.
— Je comprends, dit Holden après un moment.
— Bien. Alors, et une fois que j’aurai bousillé ce qu’il y a là-dedans ?
— Nous examinons les différents moyens d’anéantir la station.
— Parfait. Je détesterais prendre toute cette peine pour rien.
— Est-ce qu’il y a… Il y a quelque chose que vous voulez que je fasse ? Après ?
— Non.
Julie apparut à son côté, et sa chevelure ondulait comme s’ils étaient sous l’eau. Elle baignait dans plus de clarté stellaire qu’il n’y en avait réellement.
— Attendez. Oui. Un ou deux trucs. Les parents de Julie. Ils dirigent les Entreprises Mao-Kwikowski. Ils savaient que la guerre allait éclater avant qu’elle commence. Ils entretiennent forcément des liens avec Protogène. Assurez-vous qu’ils ne s’en tirent pas sans payer leur part. Et si vous les voyez, dites-leur que je suis désolé de ne pas l’avoir retrouvée à temps.
— Entendu.
Miller s’accroupit dans l’obscurité. Y avait-il autre chose ? Ne devrait-il pas y avoir autre chose ? Un message pour Havelock, peut-être ? Ou pour Diogo et ses copains de l’APE ? Mais un message pour dire quoi ?
— Voilà, dit-il. C’est tout. Ça a été bien de bosser avec vous.
— Je suis désolé que ça se termine de cette façon.
Ce n’étaient pas des excuses pour ce qu’il avait fait ou dit, ou pour ce qu’il avait choisi et refusé.
— Ouais, dit Miller. Mais qu’est-ce que vous pouvez y faire, pas vrai ?
C’était ce que l’un comme l’autre pouvait dire se rapprochant le plus d’un adieu. Miller coupa la communication, afficha le texte que Naomi lui avait envoyé et l’activa. Pendant qu’il y était, il ralluma l’émission faite par Éros.
Un son doux, feutré, comme des ongles grattant une feuille de papier sans fin. Il mit les lumières du chariot, et l’entrée sombre d’Éros s’éclaira d’un gris industriel tandis que les ombres refluaient dans les coins. Sa Julie imaginaire se tenait dans la lumière comme dans le pinceau d’un projecteur, illuminée ainsi que les structures derrière elle, vestige d’un long rêve touchant à sa conclusion.