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Caxton ne s’en tirerait pas comme ça !

O’Mara était l’homme le plus fort de toute leur équipe, il le savait, et sa réserve d’énergie devait être considérable. Sa fatigue et cette agitation nerveuse n’existaient que dans son imagination, se dit-il avec insistance, et deux jours sans pratiquement aucun sommeil n’étaient rien pour lui. Même après le choc provoqué par l’accident. Et, de toute façon, étant donné que la situation actuelle ne pouvait être pire, les choses devraient obligatoirement s’améliorer. Il les battrait, il se le jura. Caxton ne parviendrait pas à le rendre fou, ni même simplement à l’obliger de demander de l’aide.

C’était un défi qu’il devait relever. Jusque-là il s’était plaint qu’aucun travail n’eût véritablement fait appel à toutes ses capacités. Eh bien, il était à présent confronté à un problème qui mettrait à contribution tant sa résistance physique que son intelligence. Un bébé lui avait été confié, et il en prendrait soin, que ce fût pour deux semaines ou deux mois. De plus, cela serait porté à son crédit lorsque les parents adoptifs du nourrisson arriveraient …

Après quarante-huit heures passées en compagnie du bébé, et cinquante-sept heures sans véritable sommeil, une pensée aussi illogique et pitoyable ne parut plus du tout absurde à O’Mara.

Puis, un brusque changement de ce que O’Mara avait accepté comme étant le nouvel ordre des choses se produisit. Le FROB venait d’être aspergé de nourriture, et il refusait de se taire !

Tout d’abord, O’Mara en fut surpris et ulcéré : cela n’était pas juste ! Ils pleurent, on les nourrit, et ils cessent de pleurer — tout au moins durant un instant. Cela était tellement contraire aux règles du jeu, qu’il était trop ébranlé et désemparé pour réagir.

C’était un fracas assourdissant et modulé. Des hurlements longs et discordants l’assaillaient. Parfois, la tonalité et le volume variaient brusquement, d’une façon folle et arbitraire, et par instant les pleurs lui parvenaient en un staccato grinçant, comme si la gorge du nourrisson avait été emplie de verre brisé. Il y avait également des périodes de silence qui variaient de deux secondes à une demi-minute, et durant lesquelles O’Mara serrait les dents en attendant le hurlement suivant. Il résista aussi longtemps qu’il le put — dix minutes environ — puis il extirpa à nouveau son corps de plomb de la couchette.

— Mais qu’est-ce qui te prend, bon Dieu ? rugit O’Mara en essayant de couvrir le son assourdissant.

Le FROB était entièrement recouvert de nourriture, et il était impossible qu’il eût encore faim.

À présent que le nourrisson l’avait vu, le volume et l’urgence de ses pleurs s’accrut encore. Sur le dos du bébé, les rabats musclés externes qui ressemblaient à des soufflets de forge, et qu’il n’utilisait que pour produire des sons, car les FROB ne possédaient pas de système respiratoire, continuaient d’enfler et de désenfler rapidement. O’Mara colla les paumes de ses mains contre ses oreilles, ce qui ne lui apporta d’ailleurs pas le moindre soulagement.

— Ferme-là ! hurla-t-il.

Il savait qu’en raison de la perte récente de ses parents, le jeune Hudlarien devait toujours se sentir désorienté et effrayé, et que le simple fait de l’alimenter ne pouvait combler ses besoins émotionnels. O’Mara savait tout cela, et il éprouvait une profonde pitié pour cette créature. Mais ces sentiments étaient relégués dans une partie calme, tranquille, et sensée, de son esprit et étaient en divorce total avec la douleur, la lassitude, et l’épouvantable agression sonore qui torturait son corps. Il souffrait d’un dédoublement de la personnalité, et tandis qu’un des deux O’Mara connaissait la raison de ce bruit, et l’acceptait, le second, l’être purement physique, réagissait instinctivement et hargneusement pour le faire cesser.

— Ferme-là ! Ferme-là ! hurla O’Mara tout en commençant de frapper le bébé avec ses poings et ses pieds.

Miraculeusement, après environ dix minutes de ce traitement, l’Hudlarien cessa de pleurer.

O’Mara revint vers sa couchette en tremblant. Durant ces dix minutes il avait été en proie à une rage incontrôlable et meurtrière. Il avait frappé la créature jusqu’à ce que la douleur, dans ses poings et dans sa jambe blessée, l’oblige à s’interrompre. Mais il avait alors poursuivi son attaque contre le bébé avec les seules armes qui lui restaient : sa jambe valide et la parole. La méchanceté gratuite de son acte le laissait ébranlé et écœuré.

Il était inutile de dire que l’Hudlarien était un être robuste qui n’avait peut-être même pas senti les coups. Étant donné que l’enfant avait cessé de pleurer, il devait l’avoir atteint d’une façon ou d’une autre. Les Hudlariens étaient résistants et forts, soit, mais celui-ci était un bébé et les bébés ont des points faibles. Les bébés humains, par exemple, ont un point très vulnérable sur le sommet du crâne …

Lorsque le corps totalement épuisé de O’Mara plongea finalement dans le sommeil, sa dernière pensée cohérente fut qu’il était le plus grand salaud, le type le plus abject qui eût jamais vu le jour.

Il s’éveilla seize heures plus tard. Ce fut un processus lent et naturel qui lui fit à peine dépasser le niveau de l’inconscience. Il s’étonna un instant de ne pas avoir été réveillé par les pleurs de l’enfant, avant de replonger dans le sommeil. La seconde fois, cinq heures plus tard, ce furent les sons produits par Waring qui pénétrait dans le sas qui l’éveillèrent.

— Le Dr. Pelling m’a demandé de vous apporter ça, dit-il en lançant un petit livre à O’Mara. Et je ne le fais pas pour vous rendre service, c’est compris ? Mais il a dit que c’était pour le môme. Comment va-t-il ?

— Il dort.

Waring s’humidifia les lèvres.

— Je-je suis censé vérifier. C’est Ca-Caxton qui l’a dit.

— Alors, si Ca-Caxton le veut … se moqua O’Mara.

Il observa Waring en silence tandis que le visage de ce dernier virait au rouge foncé. Waring était un jeune homme grêle, sensible, pas très fort, et de l’étoffe dont on fait les héros. À son arrivée sur le chantier, O’Mara avait été submergé d’histoires concernant cet opérateur de rayons tracteurs. Un accident s’était produit durant l’assemblage d’un générateur nucléaire et Waring s’était retrouvé bloqué dans une section au blindage imparfait. Mais il avait gardé la tête froide et, obéissant aux instructions que l’ingénieur qui se trouvait à l’extérieur lui avait transmises par radio, il avait réussi à empêcher une déflagration nucléaire qui aurait été fatale à tous ceux qui se trouvaient dans cette section. Il avait fait cela tout en étant profondément convaincu que le taux de radioactivité dans lequel il travaillait provoquerait inévitablement sa mort quelques heures plus tard.

Mais le blindage avait été plus efficace qu’il ne l’avait supposé, et il avait survécu. L’accident l’avait cependant profondément marqué, avait-on dit à O’Mara. Il était sujet à des évanouissements, il bafouillait, son équilibre nerveux avait été altéré, et il y avait d’autres choses que O’Mara pourrait constater par lui-même et que tous l’avaient pressé d’ignorer. Parce que Waring leur avait sauvé la vie et que, pour cette raison, il méritait un traitement spécial. C’était pour cela qu’ils s’écartaient sur son passage, qu’ils lui laissaient avoir le beau rôle dans toutes les rixes, les discussions et les jeux d’adresse ou de hasard, et qu’ils tissaient autour de lui un cocon protecteur de sentimentalisme excessif.