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Heureusement, c’était Paris.

C’était la seule ville du pays qu’il pouvait aimer. Il avait cru longtemps que l’endroit où il vivait lui était indifférent, indifférent comme la nourriture qu’il mangeait, indifférent comme les meubles qui l’entouraient, indifférent comme lui étaient les habits qu’il portait, donnés, hérités, trouvés on ne sait où.

Mais finalement, pour le lieu où vivre, ce n’était pas aussi simple. Jean-Baptiste Adamsberg avait parcouru pieds nus toute la montagne pierreuse des Basses-Pyrénées. Il y avait vécu et dormi, et plus tard, une fois flic, il y avait travaillé sur des meurtres, meurtres dans des villages de pierre, meurtres dans des sentiers minéraux. Il connaissait par cœur le bruit que font les cailloux sous les pieds, et la montagne qui vous serre contre elle et vous menace comme un vieil homme musclé. Dans le commissariat où il avait débuté à vingt-cinq ans, ils disaient qu’il était « sylvestre ». Peut-être en référence à la sauvagerie, à la solitude, il ne savait pas au juste. Et il ne trouvait ça ni original, ni flatteur.

Il avait demandé pourquoi à l’une des jeunes inspectrices, sa supérieure directe, qu’il aurait voulu embrasser, mais qui avait dix ans de plus que lui, et il n’osait pas. Elle était embarrassée, elle avait dit : « Débrouillez-vous, regardez-vous dans une glace, vous comprendrez bien tout seul. » Le soir, il avait considéré, avec dépit parce qu’il aimait les géants blancs, sa silhouette petite, solide et brune, et le lendemain, il avait dit : « Je me suis mis devant la glace, j’ai regardé, mais je n’ai pas bien compris ce que vous m’avez dit. »

« Adamsberg, avait dit l’inspectrice, un peu lasse, un peu dépassée, pourquoi dire des choses de ce genre ? Pourquoi poser des questions ? On travaille sur un vol de montres, et c’est tout ce qu’il y a à savoir et je n’ai pas l’intention de parler de votre corps. » Et elle avait ajouté : « Je ne suis pas payée pour parler de votre corps. »

« Bon, avait dit Jean-Baptiste, ne vous énervez pas comme ça. »

Une heure après, il avait entendu la machine à écrire s’arrêter et l’inspectrice qui l’appelait. Elle était contrariée. « Finissons-en, avait-elle dit, disons que c’est le corps d’un enfant sylvestre, c’est tout. » Il avait répondu : « Est-ce que vous voulez dire qu’il est primitif, qu’il est moche ? » Elle avait eu l’air encore plus dépassé. « Ne me faites pas dire que vous êtes beau, Adamsberg, mais vous avez de la grâce pour mille, arrangez-vous avec ça dans la vie », et il y avait eu de la fatigue et de la tendresse dans sa voix, il en était certain. Si bien qu’il s’en souvenait encore avec un frisson, surtout que ça ne s’était plus jamais reproduit avec elle. Il avait attendu la suite, le cœur cognant. Peut-être elle allait l’embrasser, peut-être, mais elle cessa de le tutoyer et elle n’en dit jamais plus. Sauf ceci, comme avec désespérance : « Et vous n’avez rien à faire dans la police, Jean-Baptiste. La police n’est pas sylvestre. »

Elle s’était trompée. Il avait débrouillé coup sur coup au cours des cinq années suivantes quatre meurtres d’une manière que ses collègues avaient trouvée hallucinante, c’est-à-dire injuste, provocante. « T’en fous pas une rame, Adamsberg, ils lui disaient ; tu es là, tu traînes, tu rêves, tu contemples les murs, tu griffonnes des croquis sur tes genoux, comme si t’avais la science infuse et la vie devant toi, et puis un jour tu rappliques, nonchalant, gentil, et puis tu dis : “Faudrait arrêter monsieur le curé, il a étranglé le petit pour ne pas qu’il raconte.” »

L’enfant sylvestre aux quatre meurtres s’était ainsi retrouvé inspecteur, puis commissaire, toujours griffonnant à perte d’heures de très petits dessins sur ses genoux, sur des pantalons informes. Il y a quinze jours, on lui avait proposé Paris. Il avait laissé derrière lui son bureau couvert des graffitis qu’il y avait crayonnés pendant vingt ans, sans jamais que la vie ne le lasse.

Mais pourtant, comme les gens pouvaient l’ennuyer parfois ! Comme si trop souvent il savait à l’avance ce qu’il allait entendre. Et chaque fois qu’il pensait « À présent, ce type va dire ça », il s’en voulait, il se trouvait odieux, plus encore quand le type le disait effectivement. Alors il souffrait en suppliant un dieu quelconque de lui accorder un jour la surprise et non la connaissance.

Jean-Baptiste Adamsberg tournait son café dans un bistrot en face de son nouveau commissariat. Est-ce qu’il savait mieux maintenant pourquoi on l’avait trouvé sylvestre ? Oui, il y voyait un peu plus clair là-dedans, mais les gens emploient les mots à tort et a travers. Lui surtout. Ce qui était sûr, c’est que Paris seul savait lui restituer le monde minéral dont il s’apercevait qu’il avait besoin.

Paris, la ville de pierre.

Il y avait bien des arbres, c’était inévitable, mais on s’en foutait, il n’y avait qu’à ne pas les regarder. Et les squares, il n’y avait qu’à les éviter et tout allait bien. Adamsberg n’aimait en matière de végétation que les buissons rachitiques et les légumes souterrains. Ce qu’il y avait de sûr aussi, c’est qu’il n’avait sans doute pas tellement changé, puisque les regards de ses nouveaux collègues lui avaient rappelé ceux des Pyrénées il y a vingt ans, avec le même effarement discret, les mots murmurés derrière lui, les hochements de tête, les plis contrariés des bouches et les doigts qui s’écartent en mouvements d’impuissance. Toutes ces animations dans le silence qui veulent dire : mais qu’est-ce que c’est que ce type ?

Doucement il avait souri, doucement il avait serré les mains, expliqué et écouté, parce qu’Adamsberg faisait toujours tout doucement. Mais au bout de onze jours, ses collègues ne s’approchaient toujours pas de lui sans l’expression d’hommes se demandant à quelle nouvelle espèce du monde vivant ils ont affaire, et comment on la nourrit, et comment on lui parle, et comment on la distrait et comment on l’intéresse. Depuis onze jours, le commissariat du 5e s’était englouti dans des chuchotis, comme si un mystère délicat en avait suspendu la vie ordinaire.

La différence avec ses débuts dans les Pyrénées, c’était que maintenant, sa réputation rendait les choses un peu plus faciles. Cela ne faisait quand même pas oublier qu’il venait d’ailleurs. Il avait entendu hier le plus vieux Parisien de l’équipe dire à voix basse : « Il vient des Pyrénées, tu vois, autant dire l’autre bout du monde. »

Il aurait dû être au bureau depuis une demi-heure, mais Adamsberg tournait toujours son café dans le bistrot d’en face.

Ce n’est pas parce qu’aujourd’hui, à quarante-cinq ans, il y avait ce respect autour de lui qu’il se permettait d’arriver en retard. À vingt ans, il était déjà en retard. Même pour sa naissance, il avait été en retard de seize jours. Adamsberg n’avait pas de montre, mais il n’était pas capable d’expliquer pourquoi, d’ailleurs il n’avait rien contre les montres. Ni contre les parapluies. Ni contre rien en fait. Ce n’était pas qu’il ne voulait faire que ce qu’il désirait, mais c’est qu’il ne savait pas s’efforcer à quelque chose si son humeur y était sur l’instant contraire. Jamais il n’avait su, même quand il souhaitait plaire à la belle inspectrice. Même pour elle. On avait dit que le cas d’Adamsberg était désespéré, et c’était parfois son opinion. Mais pas toujours.

Et aujourd’hui, son humeur était à tourner un café, avec lenteur. Un type s’était fait tuer dans son entrepôt de tissus, trois jours plus tôt. Ses affaires semblaient si crapuleuses que trois des inspecteurs dépouillaient le fichier de ses clients, certains d’y trouver l’assassin parmi eux.

Adamsberg ne s’inquiétait pas trop pour cette affaire depuis qu’il avait vu la famille du mort. Ses inspecteurs cherchaient un client escroqué, ils avaient même une piste sérieuse, et lui, il regardait le beau-fils du mort, Patrice Vernoux, un joli type de vingt-trois ans, délicat, romantique. C’est tout ce qu’il faisait, il le regardait. Il l’avait déjà convoqué trois fois au commissariat sous des prétextes variés, en le faisant parler de n’importe quoi : qu’est-ce qu’il pensait de la calvitie de son beau-père, est-ce que ça le dégoûtait, est-ce qu’il aimait les usines de tissus, qu’est-ce que ça lui faisait quand il y avait une grève d’électricité, comment expliquait-il que la généalogie passionne autant de gens ?