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Pour raconter de la vie, se répondit-elle.

Foutaises ! Au moins sur les pectorales, on a quelque chose à raconter que personne ne sait. Mais le reste ? Pour quoi faire, écrire ? Pour séduire ? C’est ça ? Pour séduire les inconnus, comme si les connus ne te suffisaient pas ? Pour t’imaginer rassembler la quintessence du monde en quelques pages ? Quelle quintessence à la fin ? Quelle émotion du monde ? Quoi dire ? Même l’histoire de la vieille musaraigne n’est pas intéressante à dire. Écrire, c’est rater.

Mathilde se rassit, d’humeur sombre. Elle pensa qu’elle pensait décousu. Les pectorales, c’est très bien, ça.

Mais c’est parfois morose de ne parler que des pectorales, parce qu’on s’en fout encore plus que de la vieille Clémence.

Mathilde se redressa et rejeta tous ses cheveux noirs en arrière des deux mains. Très bien, jugea-t-elle, je fais un petit accès de métaphysique, ça va passer. Foutaises, murmura-t-elle encore. Je serais moins triste si Camille ne repartait pas ce soir. Encore partir. Si elle n’avait pas rencontré ce policier volant, elle ne serait pas obligée de vivre tout autour de la terre. Et écrire ça, ça vaudrait le coup ?

Non.

Il était peut-être bien temps d’aller replonger dans une fosse marine. Et surtout, il était interdit de se demander pour quoi faire.

Pour quoi faire ? se demanda aussitôt Mathilde.

Pour se faire du bien. Pour se mouiller. Voilà. Pour se mouiller.

*

Adamsberg roulait vite. Danglard comprenait qu’on allait vers Montargis mais il n’en savait pas plus. Et plus la route avançait, plus le visage du commissaire se contractait. Et les contrastes de ce visage s’intensifiaient au point de devenir quasi surréels. La gueule d’Adamsberg était comme ces lampes dont on peut faire varier l’intensité. Vraiment bizarre. Ce que Danglard ne comprenait pas, c’est qu’Adamsberg avait noué à sa façon une cravate noire sur sa vieille chemise blanche. Une cravate d’enterrement qui allait de travers. Danglard s’en inquiéta à haute voix.

— Oui, répondit Adamsberg, j’ai mis cette cravate. Jolie coutume je trouve, non ?

Et ce fut tout. Sauf parfois la main qui se posait un instant sur son bras. Plus de deux heures après avoir quitté Paris, Adamsberg arrêta la voiture dans un chemin forestier. Là, il n’y avait plus la chaleur de l’été. Danglard lut sur un panneau Forêt domaniale des Bertranges, et Adamsberg dit : « On y est », en serrant le frein à main.

Il descendit de voiture, respira, et regarda autour de lui en hochant la tête. Il étala une carte sur le capot et appela d’un signe Castreau, Delille, et les six hommes du fourgon.

— On va par là, indiqua-t-il. On fait ce sentier, puis celui-là et celui-là. Ensuite, on fera les sentiers de la partie sud. Il s’agit de sillonner toute la zone autour de cette baraque forestière.

En même temps, il faisait un petit rond avec le doigt sur la carte.

— Des cercles, toujours des cercles, murmura-t-il.

Il replia la carte en boule désordonnée et la tendit à Castreau.

— Sortez les chiens, ajouta-t-il.

Six bergers tenus en laisse dévalèrent du fourgon en faisant beaucoup de bruit. Danglard qui n’aimait pas trop ces bêtes-là se tenait un peu à l’écart, les bras croisés, retenant les pans de son ample veston gris en seule protection.

— Il faut tout ça pour la vieille Clémence ? demanda-t-il. Et comment vont-ils faire, les chiens ? Elle ne nous a même pas laissé un bout d’habit à renifler.

— J’ai ce qu’il faut, dit Adamsberg en sortant un petit paquet du fourgon, qu’il posa sous le nez des chiens.

— C’est de la viande pourrie, dit Delille en fronçant le nez.

— Ça sent la mort, dit Castreau.

— C’est vrai, dit Adamsberg.

Il fit un petit signe de tête et ils prirent le premier sentier qui partait sur leur droite. En tête, les chiens tiraient sur leur laisse en hurlant. L’un d’eux avait bouffé le bout de viande.

— Il est con, ce chien, dit Castreau.

— Je n’aime pas ça, dit Danglard. Pas du tout.

— Je m’en doute, dit Adamsberg.

La forêt, ça fait du bruit quand on marche dedans. Des bruits de branches qui se cassent, des bruits de bestioles qui se sauvent, des bruits d’oiseaux, des bruits d’hommes qui glissent sur les feuilles, des bruits de chiens qui en font voler partout.

Adamsberg avait son vieux pantalon noir. Il marchait les mains à moitié dans sa ceinture, la cravate passée sur l’épaule, muet, attentif au moindre écart des chiens. Il se passa trois quarts d’heure avant que deux chiens quittent en même temps le sentier, tournant brusquement vers la gauche. Là, il n’y avait plus de sente praticable. Il fallait passer sous les branches, contourner les troncs. Ils progressaient lentement, et les chiens tiraient. Une branche revint comme un boomerang dans le visage de Danglard. Ça lui fit mal. Le chien de tête, le meilleur des chiens, celui qui s’appelait Alarm-Clock, et qu’on appelait Clock tout court, s’arrêta au bout d’une soixantaine de mètres. Il tourna sur lui-même, aboya en levant la tête, puis gémit et se coucha sur le sol, la tête droite, satisfait. Adamsberg s’était figé, les doigts serrés maintenant sur sa ceinture. Son regard balaya le minuscule espace où Clock s’était couché, quelques mètres carrés entre des chênes et des bouleaux. De la main, il toucha une branche basse qui avait été cassée, il y a des mois. La mousse avait poussé sur la flexure.

Ses lèvres s’entremêlèrent, comme à chacun de ses moments d’émotion. Danglard avait repéré ça.

— Rappelez tous les autres, dit Adamsberg.

Puis il regarda Declerc qui portait le sac de matériel et il lui fit signe qu’on pouvait commencer à travailler là. Danglard observa avec appréhension Declerc qui ouvrait le sac, qui sortait les pioches, les pelles, qui les distribuait.

Depuis une heure, il se refusait à penser qu’on cherchait ça. Mais il ne pouvait plus contourner l’évidence maintenant : on cherchait ça.

Des retrouvailles, j’espère, avait dit hier Adamsberg. Sa cravate noire. Le commissaire ne reculait donc devant aucun symbole, si lourd fût-il.

Ensuite, les pelles firent beaucoup de bruit, un bruit affreux où le fer racle contre les cailloux, et que Danglard avait entendu trop de fois. Le tas de terre qui montait peu à peu à côté de l’excavation, il l’avait vu trop de fois aussi. Les hommes savaient pelleter. Ils allaient vite, en pliant les genoux.

Adamsberg, qui ne quittait pas la fosse des yeux, retint Declerc par le bras.

— Allez-y doucement maintenant. Raclez doucement. Changez d’outils.

Il fallut éloigner les chiens. Ils faisaient trop de bruit.

— Les chiens s’énervent, observa Castreau.

Adamsberg hocha la tête et continua de fixer la fosse.

Declerc guidait les opérations. Il ôtait maintenant la terre avec une truelle légère. Et puis il recula d’un coup, comme s’il avait été attaqué. Il s’épongea le nez avec sa manche.

— Voilà, dit-il, c’est une main. Je crois. Je crois que c’est une main.

Danglard fit un effort prodigieux pour se décoller du tronc d’arbre contre lequel il s’était plaqué, et pour s’approcher de la fosse. Oui, c’était une main. Une terrible main.

Un homme dégageait le bras maintenant, un autre la tête, un autre des lambeaux de tissu bleu. Danglard eut le vertige. Il recula, cherchant de la main derrière son dos l’endroit où il avait bien pu laisser son bon tronc d’arbre, son bon chêne. Il tâta l’écorce, s’y incrusta fort, avec devant les yeux l’image entrevue d’un horrible cadavre, à la peau noire et coulante.