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— Si je vous dis que non, vous allez me reprocher de jouer au magicien. Et pourtant je ne l’ai pas lu. Qu’est-ce qui s’était passé ?

— Une jeune fille. Il y avait eu un casse dans la bijouterie où elle travaillait. J’ai mis toute ma conviction à démontrer sa complicité. C’était évident, justement. Ses manières, ses dissimulations, ses perversités, enfin, mon flair de flic, hein ? Elle a pris trois ans, et elle s’est tuée deux mois après dans sa cellule, d’une manière assez horrible. Mais elle n’y était pour rien dans le casse, on l’a su très peu de jours après. Alors, moi, maintenant, l’intuition de merde, et vos cancrelats de merde sur les bouches des jeunes filles, c’est fini. À dater de ce jour, j’ai troqué les subtilités et les intimes convictions contre les indécisions et les banalités publiques.

Danglard se leva.

— Attendez, dit Adamsberg. Le beau-fils Vernoux, n’oubliez pas de le convoquer.

Adamsberg marqua une pause. Il était embarrassé. Sa décision tombait mal après ce genre de discussion. Il poursuivit un ton plus bas :

— Et puis placez-le en garde à vue.

— Ce n’est pas sérieux, commissaire ? dit Danglard.

Adamsberg attrapa sa lèvre inférieure avec ses dents.

— Sa petite amie le protège. Je suis certain qu’ils n’étaient pas ensemble au restaurant le soir du meurtre, même si leurs deux versions concordent. Questionnez-les encore l’un après l’autre : combien de temps s’est écoulé entre le premier plat et le deuxième plat ? Est-ce qu’un guitariste est venu jouer quelque chose dans la salle ? Où la bouteille de vin était-elle posée sur la table, à droite, à gauche ? Quel vin ? Quelle forme avaient les verres ? Quelle couleur avait la nappe ? Ainsi de suite jusqu’à perte de détails. Ils se couperont, vous verrez. Et puis dressez l’inventaire des paires de chaussures du garçon. Renseignez-vous auprès de la femme de ménage que lui paie sa mère. Il doit en manquer une paire, celle qu’il portait le soir du meurtre, parce que le terrain est boueux autour de l’entrepôt à cause du chantier de travaux publics à côté, qui extrait une argile collante comme du mastic. Il n’est pas sot, le jeune homme, il a dû s’en débarrasser. Faites toujours chercher dans les égouts près de son domicile, il a pu parcourir les derniers mètres en chaussettes, entre la bouche d’égout et sa porte.

— Si je comprends bien, dit Danglard, à vos sens, le pauvre type suppure ?

— Je crains que oui, dit Adamsberg à voix basse.

— Et il suppure quoi ?

— La cruauté.

— Et ça vous semble évident ?

— Oui, Danglard.

Mais ces mots étaient presque inaudibles.

*

Après le départ de l’inspecteur, Adamsberg attrapa la pile des journaux qu’on lui avait préparés. Il trouva dans trois d’entre eux ce qu’il cherchait. Le phénomène ne prenait pas encore de grandes proportions dans la presse, mais il était certain que ça viendrait. Il découpa sans beaucoup de soin une petite colonne qu’il posa devant lui. Il lui fallait toujours beaucoup de concentration pour lire, et s’il arrivait qu’il doive le faire à haute voix, c’était pire. Adamsberg avait été un mauvais élève, n’ayant jamais bien compris le motif pour lequel on le faisait aller en classe, mais s’efforçant à faire semblant de travailler aussi gentiment qu’il le pouvait pour ne pas attrister ses parents, et pour que, surtout, ils ne découvrent jamais qu’il s’en foutait. Il lut :

« Plaisanterie ou manie d’un philosophe à la manque ? En tous les cas, les cercles à la craie bleue continuent de pousser comme de la mauvaise herbe sur les trottoirs, dans la nuit de la capitale, commençant à piquer au vif la curiosité des intellectuels parisiens. Leur rythme s’accélère. Soixante-trois cercles ont déjà été découverts, depuis les premiers qui furent repérés il y a quatre mois, dans le 12e arrondissement. Cette nouvelle distraction, qui prend des allures de jeu de piste, offre un sujet de conversation inédit à ceux qui n’ont rien d’autre à se dire dans les cafés. Et comme il y en a beaucoup, cela fait qu’on en parle partout… »

Adamsberg s’interrompit pour filer droit à la signature de l’article. C’est ce crétin, murmura-t-il, faut pas en attendre la lune.

« … Ce sera bientôt à qui aura l’honneur de trouver un cercle devant sa porte en partant travailler le matin. Plaisantin cynique ou bien cinglé authentique, si la gloire le tente, l’auteur des cercles bleus ne rate pas son but. C’est à dégoûter ceux qui s’épuisent toute une vie pour se faire une renommée, quand celui-ci nous démontre qu’il suffit d’un bout de craie et de quelques rondes nocturnes pour être en passe de devenir le plus célèbre personnage de Paris de l’année 1990. Nul doute que la télévision l’inviterait pour figurer dans « Les phénomènes culturels de la fin du IIe millénaire », si on parvenait à mettre la main sur lui. Mais voilà, c’est un vrai fantôme. Personne ne l’a encore surpris à tracer ses larges cercles bleus sur le bitume. Il ne le fait pas toutes les nuits et choisit n’importe quel quartier de Paris. Soyons assurés que nombre de noctambules le traquent déjà pour le simple plaisir. Bonne chasse. »

Un article plus fin était paru dans un journal de province.

« Paris aux prises avec un inoffensif maniaque.

« Tout le monde s’en amuse, mais le fait est pourtant curieux. Depuis plus de quatre mois dans la nuit de Paris, quelqu’un, un homme croit-on, trace un grand cercle à la craie bleue, de près de deux mètres de diamètre, autour d’un débris trouvé sur le trottoir. Les seules « victimes » de cette étrange obsession sont les objets que ce personnage enferme dans ses cercles, toujours en exemplaire unique. La soixantaine de cas qu’il a déjà fournis permet d’en dresser une liste singulière : douze capsules de bière, une cagette de légumes, quatre trombones, deux chaussures, une revue, un sac en cuir, quatre briquets, un mouchoir, une patte de pigeon, un verre de lunettes, cinq carnets, un os de côtelette d’agneau, une recharge de stylo à bille, une boucle d’oreille, une crotte de chien, un éclat de phare de voiture, une pile, une canette de Coca, un fil de fer, une pelote de laine, un porte-clefs, une orange, un tube de Carbophos, une plaque de vomi, un chapeau, le contenu d’un cendrier de voiture, deux livres (La Métaphysique du réel et Cuisiner sans rien faire), une plaque minéralogique, un œuf écrasé, un badge portant la mention « J’aime Elvis », une pince à épiler, une tête de poupée, une branche d’arbre, un maillot de corps, une pellicule de photos, un yaourt à la vanille, une bougie et un bonnet de piscine. Énumération fastidieuse mais révélatrice des trésors inattendus que réservent les trottoirs de la ville à celui qui les cherche. C’est parce que le psychiatre René Vercors-Laury s’est intéressé aussitôt à ce cas en tentant d’y apporter ses lumières, que l’on parle maintenant de « l’objet revisité », et que l’homme aux cercles devient une affaire mondaine dans toute la capitale, faisant passer dans l’oubli les « taggers » qui doivent faire triste mine de voir leurs graffitis confrontés à une si sévère concurrence. Chacun cherche sans trouver quelle peut bien être la pulsion qui anime l’homme aux cercles bleus. Car ce qui intrigue le plus, c’est qu’autour de chaque cercle la main trace d’une belle écriture penchée, celle d’un homme cultivé paraît-il, cette phrase qui plonge les psychologues dans un abîme de questions : “Victor, mauvais sort, que fais-tu dehors ?” »

Une photo ratée illustrait le texte.

Le troisième article enfin était moins précis et très court, mais il signalait la découverte de la nuit dernière, rue Caulaincourt : dans le grand cercle bleu se trouvait une souris crevée, et on avait écrit autour du cercle, comme d’habitude : « Victor, mauvais sort, que fais-tu dehors ? »