Je me suis endormi aussitôt et ne me suis réveillé qu’à deux heures du matin, mon horloge biologique fonctionnant avec la régularité de Big Ben. J’ai passé dix minutes à chercher le minibar avant de comprendre qu’il n’y en avait pas. Sans réfléchir, j’ai composé le numéro de Kate à Londres. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais lui dire. De toute façon, ça n’a pas répondu. Je voulais raccrocher, mais je me suis retrouvé en train de débiter je ne sais quoi sur son répondeur. Elle avait dû partir travailler très tôt. Ou bien elle n’était pas rentrée de la nuit. Ça donnait à réfléchir, et j’y ai réfléchi consciencieusement. Le fait de ne pouvoir m’en prendre qu’à moi-même ne m’a pas aidé à me sentir mieux. J’ai pris une douche puis je me suis remis au lit et j’ai éteint la lumière avant de remonter les draps humides jusqu’à mon menton. À intervalles réguliers, la lente pulsation du phare emplissait la pièce d’une légère lueur rouge. J’ai dû rester allongé ainsi pendant des heures, les yeux grands ouverts, pleinement éveillé et pourtant comme séparé de mon corps. C’est ainsi que s’est déroulée ma première nuit sur Martha’s Vineyard.
Le paysage qui a surgi de l’aube le lendemain matin s’est révélé plat et alluvial. De l’autre côté de la route, sous ma fenêtre, il y avait une crique, puis des bancs de roseaux et, au-delà, une plage et la mer. Un joli phare victorien avec un toit en forme de cloche et un balcon de fer forgé donnait sur le détroit, vers une longue langue de terre à environ un mille de la côte. Il devait s’agir de Chappaquiddick. Une nuée de plusieurs centaines de tout petits oiseaux de mer blancs, volant en formation aussi serrée qu’un banc de poissons, s’élevait puis virait et plongeait vers les vagues courtes.
Je suis descendu et j’ai commandé un petit déjeuner pantagruélique. Dans la boutique près de la réception, j’ai acheté le New York Times. L’article que je cherchais était enfoui dans les pages consacrées à l’étranger, relégué en bas de page afin d’assurer le maximum de discrétion :
LONDRES (AP) — D’après la presse britannique de ce dimanche, l’ancien Premier ministre anglais Adam Lang aurait autorisé l’envoi illégal de troupes des forces spéciales britanniques pour arrêter quatre personnes soupçonnées d’être des terroristes d’Al-Qaïda au Pakistan et aurait remis celles-ci à la CIA pour interrogatoire.
Les suspects — Nasir Ashraf, Shakeel Qazi, Salim Khan et Faruk Ahmed —, tous ressortissants britanniques, ont été arrêtés il y a cinq ans dans la ville pakistanaise de Peshawar. Ils auraient été transférés vers des lieux secrets à l’extérieur du pays et y auraient été torturés. M. Ashraf serait mort pendant son interrogatoire. MM. Qazi, Khan et Ahmed ont ensuite été retenus à Guantanamo pendant trois ans. Seul M. Ahmed est toujours prisonnier des forces américaines.
Selon des documents obtenus par le Sunday Times de Londres, M. Lang aurait cautionné personnellement l’« opération Tempête », mission secrète qui chargeait les forces d’intervention de l’armée aérienne du Royaume-Uni (SAS) de procéder à l’enlèvement des quatre hommes. Une telle opération serait illégale, tant au vu de la loi britannique que du droit international.
Le ministère de la Défense britannique refusait hier soir de commenter l’authenticité des documents ou même l’existence d’une « opération Tempête ». Un porte-parole de M. Lang a assuré qu’il ne ferait aucune déclaration.
J’ai relu la dépêche trois fois. Il ne semblait pas y avoir grand-chose, en fin de compte. Si ? Je n’arrivais plus à savoir. Nos repères moraux n’étaient plus aussi solides qu’auparavant. Des méthodes que la génération de mon père aurait considérées comme inadmissibles, même pour lutter contre les nazis — la torture par exemple —, semblaient maintenant passer pour un comportement civilisé acceptable. J’estimais que les dix pour cent de la population qui se soucient de ces choses seraient horrifiés par le rapport, en supposant qu’ils puissent mettre la main dessus ; les quatre-vingt-dix pour cent restants se contenteraient de hausser les épaules. On nous avait bien dit que le Monde libre filait un mauvais coton. Ce n’était pas vraiment surprenant.
J’avais deux heures à tuer avant que la voiture ne vienne me chercher, alors j’ai emprunté le pont de bois qui conduisait au phare et j’ai marché jusqu’à Edgartown. De jour, l’endroit paraissait encore plus désert que la veille au soir. Des écureuils trottinaient tranquillement le long des trottoirs et filaient dans les arbres. J’avais déjà dépassé une bonne vingtaine de ces pittoresques maisons de capitaines baleiniers, et il semblait bien qu’aucune d’entre elles ne fût occupée. Les belvédères en façade et sur les côtés restaient absolument vides. Aucune femme enveloppée dans un châle noir ne contemplait la mer avec mélancolie, guettant le retour de son homme — sans doute parce que les hommes du coin se trouvaient tous à Wall Street. Les restaurants étaient fermés ; il ne restait plus rien sur les rayons des petites boutiques et galeries marchandes. J’avais pensé acheter un coupe-vent, mais je ne trouvai aucun magasin ouvert. Les vitrines n’offraient que poussière et cadavres d’insectes. « Merci pour cette saison magnifique !!! » pouvait-on lire sur les cartes. « Rendez-vous au printemps ! »
Sur les quais, c’était la même chose. Les couleurs qui dominaient le port étaient le gris et le blanc — mer grise, ciel blanc, toits de bardeaux gris, murs de planches blanches, mâts blancs sans drapeaux, appontements verts et bleus grisés par les intempéries, sur lesquels perchaient des mouettes assorties blanc et gris. On aurait dit que Martha Stewart avait entièrement coordonné les couleurs de ce paysage — L’Homme et la Nature. Le soleil lui-même, qui brillait discrètement au-dessus de Chappaquiddick, avait le bon goût de projeter une lumière blanche.
J’ai porté ma main en visière au-dessus de mes yeux pour scruter la longue bande de plage bordée de maisons de vacances isolées. C’est ici que la carrière du sénateur Edward Kennedy avait pris un tour désastreux. D’après mon livre, Martha’s Vineyard avait été tout entière le terrain de jeu estival des Kennedy, qui aimaient à partir en bateau pour la journée du port de Hyannis. On raconte que Jack, alors qu’il était président, avait voulu accoster l’appontement privé du Yacht Club d’Edgartown, mais qu’il y avait renoncé en voyant ses membres, républicains jusqu’au dernier, massés en rangs, bras croisés, pour le défier d’aborder. Cela se passait l’été précédant son assassinat.
Les quelques yachts amarrés à présent étaient bâchés pour l’hiver. Le seul mouvement provenait d’un bateau de pêche solitaire équipé d’un moteur hors-bord, qui allait relever ses casiers à homards. Je me suis assis quelques instants sur un banc et j’ai attendu de voir s’il allait se produire quelque chose. Les mouettes tournoyaient en criant. Le vent faisait tinter les drisses contre un mât métallique tout proche. Des coups de marteau dans le lointain indiquaient des travaux de rénovation dans une propriété avant l’été. Un vieux type promenait son chien. Sinon, il ne se passa rien en près d’une heure qui fût susceptible de distraire un auteur de son travail. C’était l’idée que pouvait se faire quelqu’un qui n’écrivait pas d’un paradis pour écrivains. Je voyais très bien pourquoi McAra avait peut-être perdu la raison.