Выбрать главу

QUATRE

« Le nègre sera également pressé par les éditeurs de dénicher de quoi susciter la controverse afin de s’en servir comme argument de vente des droits audiovisuels et comme publicité au moment de la publication. »

C’est mon vieil ami le chauffeur sourd qui est venu me chercher à l’hôtel plus tard dans la matinée. Comme on m’avait pris une chambre dans un hôtel d’Edgartown, j’en avais tout naturellement déduit que la propriété de Rhinehart devait se trouver quelque part sur le port. Il y avait là de grandes maisons surplombant la mer, dont les jardins descendaient en pente douce jusqu’à des pontons privés, qui me paraissaient des résidences idéales pour milliardaires — preuve que je n’avais aucune idée de ce que la vraie richesse peut acheter. Au lieu de ça, nous nous sommes éloignés de l’agglomération pendant une dizaine de minutes en suivant les pancartes en direction de West Tisbury, nous enfonçant en terrain plat et densément boisé, puis, avant même que je puisse remarquer une brèche dans la forêt, nous avons tourné à gauche sur un sentier sableux.

Jusqu’alors, je ne connaissais pas vraiment le chêne de Bannister. Peut-être qu’il a belle allure quand il est en feuilles. Mais en hiver, je doute que la nature ait à nous proposer vision plus déprimante que ces kilomètres d’arbres torturés et rabougris couleur de cendre. Seules quelques rares feuilles brunâtres et racornies témoignaient que ces arbres avaient pu être vivants un jour. Nous avons tressauté et bringuebalé pendant cinq bons kilomètres de ce chemin étroit en pleine forêt, et la seule créature que nous avons croisée a été une moufette écrasée. Puis nous sommes enfin arrivés à une grille fermée, et là, a surgi de ce paysage pétrifié un homme muni d’une planchette à pince et portant les Oxford noires cirées et le sombre par-dessus Crombie caractéristiques du policier anglais en civil.

J’ai baissé ma vitre pour lui remettre mon passeport. Sa grosse figure maussade présentait dans le froid la couleur de la brique et ses oreilles approchaient celle de la terre cuite : il n’était visiblement pas satisfait de son sort. Il avait l’air de celui qui, chargé de monter la garde auprès d’une princesse dans les Caraïbes pendant une quinzaine de jours, se retrouve transféré ici à la dernière minute. Il a plissé le front en vérifiant si mon nom figurait sur sa liste, a essuyé la grosse goutte qui lui pendait au nez et a fait le tour du taxi pour l’examiner. J’entendais les rouleaux de la mer revenir inlassablement à l’assaut d’une plage toute proche. Le type a réapparu et m’a rendu mon passeport, puis il a dit — ou du moins j’ai cru l’entendre dire car il marmonnait dans sa barbe :

— Bienvenue dans cette maison de fous.

Cela m’a rendu plutôt nerveux, et j’espère que ça ne s’est pas trop vu, car la première impression que produit un nègre a son importance. J’essaye de ne jamais montrer d’anxiété. Je m’efforce d’avoir l’air professionnel, toujours. Mon code vestimentaire est celui du caméléon : je tâche de me conformer à ce que je m’attends à voir mon client porter. Pour un footballeur, je mettrai des baskets ; pour un chanteur de pop, une veste en cuir. Pour ma première rencontre avec un ancien Premier ministre, j’avais évité le costume — trop guindé : j’aurais eu l’air d’un avocat, ou d’un comptable — et opté pour une chemise bleu pâle, une cravate rayée classique, un veston et un pantalon gris. Je m’étais soigneusement peigné, lavé les dents et mis du déodorant. J’étais aussi prêt que possible. « Cette maison de fous » ? Est-ce qu’il avait vraiment dit ça ? Je me suis retourné vers le policier, mais il avait disparu.

La grille s’est ouverte, le chemin a suivi une courbe et, quelques instants plus tard, j’ai eu ma première vision de la propriété de Rhinehart : quatre bâtiments en forme de cubes — un garage, une réserve et deux maisons pour le personnel — puis, un peu plus loin, la résidence proprement dite. Elle n’était que sur deux niveaux mais paraissait aussi vaste qu’un château, avec un long toit bas et deux grandes cheminées de briques carrées, de celles qu’on pourrait voir sur un crématorium. Le reste du bâtiment était constitué entièrement de bois, et, bien que neuf, celui-ci avait déjà pris une teinte gris argenté pareille à celle que prennent les meubles de jardin après un an passé dehors. De ce côté-ci, les fenêtres étaient aussi hautes et étroites que des meurtrières, et cela ajouté à la grisaille, aux blockhaus un peu plus loin, à la forêt environnante et à la sentinelle devant la grille… l’ensemble évoquait un centre de vacances conçu par Albert Speer ; le Nid d’Aigle venait à l’esprit.

Avant même que la voiture ne se soit arrêtée, la porte d’entrée s’est ouverte, et un autre policier — chemise blanche, cravate noire, blouson gris — m’a introduit sans sourire dans le hall. Il a fouillé rapidement ma sacoche pendant que je regardais autour de moi. J’avais, au cours de ma carrière, rencontré beaucoup de gens riches, mais je ne crois pas avoir jamais mis les pieds dans la maison d’un milliardaire auparavant. Il y avait des rangées de masques africains sur les murs blancs et lisses, et des vitrines éclairées remplies de sculptures sur bois et de poteries primitives figurant des silhouettes assez crues dotées de phallus géants et de seins en obus — le genre de choses que pourrait faire un sale gosse dès que le prof a le dos tourné. Le tout était totalement dépourvu de talent artistique, de la moindre beauté ou de mérite intellectuel. (J’ai découvert par la suite que la première Mme Rhinehart siégeait au comité directeur du Metropolitan Muséum d’Art moderne ; la seconde était une actrice de Bollywood qui avait cinquante ans de moins que lui et que ses banquiers lui avaient conseillé d’épouser pour percer sur le marché indien.)

De quelque part à l’intérieur de la maison, j’ai entendu une femme crier avec un accent britannique :

— Putain, mais c’est complètement ridicule !

Puis une porte a claqué et une blonde élégante en tailleur bleu foncé, un cahier à couverture rigide noir et rouge, format A4, à la main, a remonté le couloir en faisant claquer ses talons hauts.

— Amelia Bly, a-t-elle annoncé avec un sourire figé.

Elle devait avoir dans les quarante-cinq ans, cependant, de loin, elle aurait pu paraître dix ans de moins. Elle avait de beaux yeux bleus, grands et limpides, mais était trop maquillée, comme si elle travaillait au rayon cosmétiques d’un grand magasin et avait été contrainte de faire la démonstration de tous les produits en même temps. J’ai supposé qu’elle était le porte-parole mentionné par le Times de ce matin.

— Malheureusement, Adam est à New York pour le moment et ne reviendra qu’en fin d’après-midi.

— En fait, oubliez ce que j’ai dit, a crié la femme invisible. C’est complètement ridicule, putain de merde !

Amelia a étiré un peu plus son sourire, créant de minuscules fissures dans ses joues lisses et roses.

— Oh. Vraiment, je suis désolée. J’ai bien peur que Ruth ne soit dans un mauvais jour.

Ruth. Le nom a claqué comme un tambour d’alarme ou un lancer de sagaie parmi tout cet art tribal africain. Il ne m’était pas venu à l’esprit que la femme de Lang puisse se trouver ici. J’avais supposé qu’elle était restée à Londres. Elle était connue, entre autres, pour son indépendance. J’ai dit :

— Si ce n’est pas le bon moment…

— Non, non, elle est tout à fait décidée à vous voir. Venez prendre un café. J’irai la chercher. Comment est l’hôtel ? a-t-elle ajouté par-dessus son épaule. Tranquille ?