— Une vraie tombe.
J’ai repris mon sac au type des Services spéciaux et j’ai suivi l’assistante vers l’intérieur de la maison, happé par son nuage de parfum. J’ai remarqué au passage qu’elle avait de très jolies jambes ; ses cuisses faisaient crisser le nylon à chaque pas. Elle m’a conduit dans une pièce meublée de cuir couleur crème, est allée me servir une tasse de café à une cafetière posée dans un coin, puis s’est éclipsée. Je suis resté un moment devant les portes-fenêtres, la tasse à la main, à contempler l’arrière de la propriété. Il n’y avait pas de plates-bandes — rien de délicat ne pouvait sans doute pousser dans ce lieu désolé —, juste une grande pelouse qui expirait une centaine de mètres plus loin dans des buissons bruns et trapus. Un lac s’étendait au-delà, aussi lisse qu’une feuille d’acier sous un immense ciel d’aluminium. Sur la gauche, le terrain s’élevait en douceur jusqu’aux dunes qui indiquaient la lisière de la plage. Je n’entendais pas l’océan : les vitres étaient trop épaisses — à l’épreuve des balles, comme je le découvrirais par la suite.
Un brusque crépitement de morse en provenance du couloir signala le retour d’Amelia Bly.
— Je suis désolée, mais j’ai bien peur que Ruth ne soit un peu occupée pour le moment. Elle vous prie de l’excuser. Elle viendra vous rejoindre plus tard.
Le sourire d’Amelia s’était quelque peu durci. Il avait l’air aussi naturel que son vernis à ongles.
— Donc, a-t-elle repris, si vous avez terminé votre café, je vais vous montrer où nous travaillons.
Elle a insisté pour que je monte en premier.
La maison, a-t-elle expliqué, avait été disposée de sorte que les chambres soient toutes au rez-de-chaussée et les pièces de vie au premier, et j’ai compris pourquoi à l’instant où nous avons débouché dans le gigantesque salon ouvert. Le mur face à la côte était tout en verre. Il n’y avait rien en vue qui laissât deviner la main de l’homme, juste l’océan, le lac et le ciel. C’était une vision primordiale : une scène immuable depuis dix mille ans. Le chauffage par le sol et le verre antibruit vous donnaient l’impression de vous trouver dans une luxueuse capsule à voyager dans le temps propulsée au néolithique.
— Pas mal comme endroit, ai-je commenté. On ne se sent pas un peu seul, la nuit ?
— Nous sommes ici, a dit Amelia.
Je l’ai suivie dans un grand bureau contigu au salon, où l’on pouvait supposer que Marty Rhinehart travaillait pendant ses vacances. La vue y était sensiblement la même, mis à part que cet angle favorisait l’océan au détriment du lac. Les rayonnages étaient remplis de livres sur l’histoire militaire allemande, leur tranche marquée d’un swastika blanchi par le soleil et l’air salin. Il y avait deux bureaux — un petit dans le coin, derrière lequel une secrétaire travaillait sur un ordinateur, et un plus grand, complètement vide à l’exception d’une photo de hors-bord et d’un modèle réduit de voilier. Le vieux squelette revêche qu’était Marty Rhinehart se tenait à la barre du bateau, contredisant le vieil adage selon lequel on n’est jamais ni trop maigre ni trop riche.
— Nous sommes une petite équipe, a expliqué Amelia. Moi, Alice, que voici (la fille dans le coin a levé les yeux), et Lucy, qui est à New York avec Adam. Jeff, le chauffeur, est aussi à New York — il doit ramener la voiture cet après-midi. Six agents de protection venus d’Angleterre — trois ici et trois qui sont avec Adam en ce moment. Ce ne serait pas du luxe d’avoir quelqu’un d’autre, ne serait-ce que pour gérer les médias, mais Adam n’arrive pas à envisager de remplacer Mike. Il y avait tellement longtemps qu’ils travaillaient ensemble.
— Et vous, depuis combien de temps êtes-vous avec lui ?
— Huit ans. Je travaillais à Downing Street. Je suis détachée du bureau du cabinet.
— Pauvre bureau du cabinet.
Elle m’a gratifié de son sourire vernis-à-ongles.
— C’est mon mari qui me manque le plus.
— Vous êtes mariée ? Je remarque que vous ne portez pas d’alliance.
— Je ne peux pas, malheureusement. Elle est beaucoup trop grosse. Ça sonne quand je passe par les services de sécurité de l’aéroport.
— Ah.
Nous nous comprenions parfaitement.
— Les Rhinehart emploient aussi un couple de Vietnamiens à demeure, mais ils sont tellement discrets que vous les remarquerez à peine. Elle s’occupe de la maison et lui se charge du jardin. Dep et Duc.
— Qui est qui ?
— Duc est l’homme, évidemment.
Elle a sorti une clé de la poche de sa veste élégante et ouvert un grand fichier métallique vert-de-gris d’où elle a tiré une boîte à archives.
— Cela ne doit pas quitter cette pièce, a-t-elle indiqué en la posant sur le bureau. Impossible de faire des copies. Vous pouvez prendre des notes, mais je vous rappelle que vous avez signé un accord de confidentialité. Vous avez six heures pour le lire avant qu’Adam ne rentre de New York. Je vous ferai porter un sandwich pour le déjeuner. Alice… venez. Nous ne voudrions pas le distraire de sa tâche, n’est-ce pas ?
Dès qu’elles m’eurent laissé, je me suis assis dans le fauteuil pivotant recouvert de cuir, j’ai sorti mon ordinateur portable, l’ai allumé et créé aussitôt un document intitulé « Lang manuscrit ». Puis j’ai desserré ma cravate, défait ma montre et l’ai posée sur le bureau, à côté de la boîte. L’espace d’un instant, je me suis permis de me balancer dans le fauteuil de Rhinehart, savourant la vue de l’océan et la sensation générale d’être le maître du monde. Puis j’ai ouvert le couvercle du boîtier, en ai tiré le manuscrit et me suis mis à lire.
Les bons livres sont tous différents, alors que les mauvais sont tous exactement pareils. Je le sais avec certitude parce que, dans mon domaine, on lit beaucoup de mauvais livres — des livres tellement mauvais qu’ils ne sont même pas publiés, ce qui est un véritable exploit quand on regarde ce qui est publié.
Et ce qu’ils ont tous en commun, ces mauvais livres, qu’il s’agisse de romans ou de mémoires, c’est qu’ils sonnent faux. Je ne dis pas qu’un bon livre raconte nécessairement des choses vraies, seulement qu’on a l’impression que c’est vrai au moment où on le lit. J’ai un ami dans l’édition qui appelle ça le Test de l’hydravion, à cause d’un film qu’il a vu un jour : l’action se passait à Londres et le film commençait avec le héros qui venait travailler dans un hydravion qu’il posait sur la Tamise. Mon ami assurait qu’à partir de là, ce n’était même plus la peine de regarder.
L’autobiographie d’Adam Lang échouait au Test de l’hydravion.
Ce n’était pas forcément que les faits relatés n’étaient pas exacts — je n’étais pas alors en position d’en juger — mais plutôt que le livre tout entier sonnait faux, comme s’il y avait un vide en son centre. Il consistait en seize chapitres rangés par ordre chronologique : « Les débuts », « Entrée en politique », « La lutte pour la tête du parti », « Modifier le parti », « Victoire aux élections », « Réformer le gouvernement », « L’Irlande du Nord », « L’Europe », « Les liens privilégiés », « Second mandat », « Le défi du terrorisme », « La guerre contre le terrorisme », « Rester en course », « Ne jamais capituler », « Le temps de partir » et « Un avenir d’espoir ». Chaque chapitre faisait entre trente et soixante-dix feuillets, et n’avait pas tant été écrit que bricolé à partir de discours, comptes rendus officiels, communiqués, circulaires, retranscriptions d’interviews, agendas, manifestes du parti et articles de presse. De temps à autre, Lang se permettait une manifestation d’émotion (« J’étais fou de joie à la naissance de notre troisième enfant »), une observation personnelle (« Le président américain était beaucoup plus grand que je ne m’y attendais ») ou une remarque acerbe (« en tant que ministre des Affaires étrangères, Richard Rycart semblait souvent préférer défendre les étrangers devant la Grande-Bretagne que l’inverse »), mais c’était assez rare, et il n’en tirait aucun parti. Et où était passée sa femme ? Elle était à peine mentionnée.