Rick avait qualifié le manuscrit de « tas de merde ». En fait, c’était pire que ça. Un tas de merde, pour citer Gore Vidal, aurait eu au moins le mérite d’avoir sa propre intégrité. Là, c’était un tas de Rien. Tout était d’une précision rigoureuse et aboutissait cependant à un mensonge général — il était impossible qu’il en soit autrement. Aucun être humain ne pouvait traverser ainsi la vie et ses aléas en éprouvant si peu de choses. Surtout Adam Lang, qui avait fondé toute sa carrière politique sur sa capacité d’empathie. Je suis passé directement au chapitre intitulé « La guerre contre le terrorisme ». S’il devait y avoir quoi que ce soit qui puisse intéresser le lecteur américain, ce devait être là-dedans. Je l’ai passé au crible, cherchant des mots comme « livraison de prisonniers », « torture », « CIA ». Je n’ai rien trouvé, et, bien évidemment, pas la moindre allusion à une opération Tempête. Qu’en était-il de la guerre au Moyen-Orient ? Il devait bien y avoir une petite critique du président des États-Unis, ou du ministre de la Défense, ou du secrétaire d’État ; une allusion à une trahison ou à une déconvenue ; un scoop des coulisses de la politique ou un document anciennement classé secret ? Eh bien non. Nulle part. Néant. J’ai avalé ma salive, au sens propre et au sens figuré, et j’ai tout repris depuis le début.
À un moment, la secrétaire, Alice, a dû m’apporter un sandwich au thon et une bouteille d’eau minérale, parce que je les ai remarqués plus tard dans l’après-midi à l’extrémité du bureau. Mais j’étais trop concentré pour m’arrêter et, en plus, je n’avais pas faim. En fait, je commençais même à me sentir nauséeux à force de parcourir ces seize chapitres, scrutant la paroi blanche de cette prose monotone en quête de la moindre aspérité un tant soit peu intéressante à laquelle je pourrais me raccrocher. Pas étonnant que McAra se soit jeté du haut du ferry-boat de Martha’s Vineyard. Pas étonnant que Maddox et Kroll se soient précipités à Londres pour tenter de sauver le projet. Pas étonnant qu’ils me payent cinquante mille dollars par semaine. Tous ces éléments qui avaient pu paraître bizarres devenaient parfaitement logiques au vu de la nullité du manuscrit. Et maintenant, c’était ma réputation qui allait plonger, attachée au siège arrière de l’hydravion kamikaze d’Adam Lang. C’est moi qu’on allait pointer du doigt dans les cocktails littéraires — en admettant qu’on m’invite encore à un cocktail littéraire — comme étant le nègre qui avait participé au plus grand flop de l’histoire de l’édition. Soudain transpercé par un trait de perspicacité paranoïaque, j’ai cru voir le rôle que l’on m’avait en réalité attribué dans cette distribution : celui du bouc émissaire.
J’ai terminé de lire la dernière des six cent vingt et une pages au milieu de l’après-midi (« Ruth et moi regardons ensemble vers l’avenir, quoi qu’il nous réserve »), puis j’ai posé le manuscrit et pressé mes mains contre mes joues en ouvrant grands les yeux et la bouche, donnant une imitation passablement convaincante du Cri d’Edvard Munch.
C’est alors que j’ai entendu tousser à la porte et levé les yeux pour découvrir Ruth Lang qui m’observait. Je ne sais toujours pas depuis combien de temps elle était là. Elle a haussé un mince sourcil noir, et a demandé :
— C’est si mauvais que ça ?
Elle portait un gros pull-over d’homme blanc et informe, avec des manches si longues qu’elles ne laissaient apparaître que ses ongles rongés. Une fois en bas, elle a enfilé un anorak bleu clair par-dessus, disparaissant un instant pendant qu’elle passait la tête à l’intérieur, son visage pâle émergeant enfin en fronçant les sourcils. Ses cheveux noirs coupés court se dressaient telle la chevelure de Méduse.
C’est elle qui avait proposé d’aller faire un tour. Elle a assuré que je semblais en avoir besoin, et c’était vrai. Elle m’a trouvé le coupe-vent de son mari, qui m’allait parfaitement, ainsi qu’une paire de bottes imperméables qui faisaient partie de la maison, et nous sommes sortis ensemble dans les rafales de l’Atlantique. Nous avons suivi le chemin qui bordait la pelouse et gagné les dunes. À droite, il y avait le lac avec un appontement et, juste à côté, un canot à rames qui avait été remonté par-dessus les roseaux et retourné. Sur notre gauche, s’étendait l’océan gris. Devant nous, le sable blanc s’étirait sur plusieurs kilomètres, et, derrière nous, le tableau était le même, à l’exception d’un policier en pardessus qui nous suivait à une cinquantaine de mètres de distance.
— Vous devez en avoir marre, ai-je dit en esquissant un signe de tête en direction de notre escorte.
— C’est comme ça depuis si longtemps que je n’y prête plus attention.
Nous avons continué dans la bourrasque. De près, la plage n’était plus aussi idyllique. De curieux morceaux de plastique brisés, des amas de goudron, une chaussure de toile bleu marine raidie par le sel, un tambour de câble en bois, des oiseaux morts, des squelettes et des fragments d’os — on aurait cru marcher le long d’une autoroute à six voies. Les rouleaux affluaient avec un rugissement puis se retiraient dans un bruit de camion qui s’éloigne.
— Alors, a fait Ruth, c’est mauvais à quel point ?
— Vous ne l’avez pas lu ?
— Pas entièrement.
— Eh bien, ai-je répondu poliment, il va falloir le remanier.
— À quel point ?
Les mots « Hiroshima » et « 1945 » m’ont fugitivement traversé l’esprit.
— C’est réparable, ai-je répondu, et c’était sans doute vrai : même Hiroshima avait fini par être réparé. Le problème, c’est le délai. Il faut absolument terminer en quatre semaines, ce qui laisse moins de deux jours par chapitre.
— Quatre semaines ! fit-elle en laissant échapper un rire grave, plutôt vulgaire. Vous n’arriverez jamais à le faire tenir en place si longtemps !
— Il n’aura pas à proprement parler à l’écrire. C’est pour ça qu’on me paye. Il faut juste qu’il me parle.
Elle avait remonté sa capuche et je ne pouvais pas vraiment voir son visage. Seule l’extrémité blanche et pointue de son nez apparaissait. Tout le monde disait qu’elle était plus intelligente que son mari et qu’elle avait apprécié plus encore que lui leur vie à la tête de l’État. Quand il y avait une visite officielle dans un pays étranger, elle l’accompagnait presque toujours : elle refusait d’être laissée à la maison. Il suffisait de les regarder ensemble à la télé pour voir qu’elle profitait pleinement de la réussite de son époux. Adam et Ruth Lang : la Puissance et la Gloire. Là, elle s’est arrêtée et s’est tournée vers l’océan, les mains enfoncées dans les poches. Un peu plus loin sur la plage, comme s’il jouait à Un, deux, trois, soleil ! le policier s’est figé lui aussi.
— Vous étiez mon idée, a-t-elle dit.
J’ai vacillé dans le vent, manquant presque de tomber.
— Vraiment ?
— Oui. C’est vous qui avez écrit le livre de Christy à sa place.
Il m’a fallu quelques secondes pour comprendre de qui elle parlait. Christy Costello. Il y avait longtemps que je n’avais plus pensé à lui. C’était mon premier best-seller. Les mémoires intimes d’une rock star des années soixante-dix. Alcool, drogues, filles, un accident de voiture qui avait failli être fatal, chirurgie, rééducation, et enfin la rédemption dans les bras d’une femme de bien. Tout y était. On pouvait l’offrir pour Noël à son adolescent rebelle aussi bien qu’à sa grand-mère bigote, et cela ferait autant plaisir à l’un qu’à l’autre. Le livre s’était vendu à trois cent mille exemplaires en édition cartonnée pour le Royaume-Uni seulement.