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J’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule en direction du minibus banalisé qui nous suivait de près.

Je m’y habituais déjà. Être contraint d’y renoncer après s’y être accoutumé devait revenir à laisser partir sa maman. Mais, grâce au terrorisme, Lang n’aurait jamais à y renoncer — n’aurait jamais à faire la queue dans les transports publics, n’aurait même jamais à prendre un volant. Il était aussi protégé et couvé qu’un Romanov avant la révolution.

Nous avons quitté la forêt et pris la nationale, puis nous avons tourné à gauche et, presque immédiatement, à droite pour franchir la clôture de l’aéroport. J’ai été très surpris de découvrir aussitôt la grande piste.

— Nous y sommes déjà ?

— En été, Marty aime quitter son bureau de Manhattan à quatre heures pour être sur la plage à six heures.

— Je suppose qu’il a un jet privé, ai-je commenté en essayant de prendre un air entendu.

— Bien sûr qu’il a un jet privé.

Elle m’a gratifié d’un tel regard que j’ai eu le sentiment d’être un péquenaud qui vient de beurrer sa tartine avec son couteau à poisson. Bien sûr qu’il a un jet privé. On ne possède pas une maison de trente millions de dollars pour y aller en car. Ce type devait avoir une empreinte de pollueur digne d’un yéti. J’ai pris conscience à cet instant que pratiquement tous les gens que les Lang fréquentaient alors avaient un jet privé. Et de fait, Lang a surgi aussitôt à bord d’un Gulf Stream d’entreprise, tombant du ciel déjà sombre pour raser les pins sinistres. Jeff a enfoncé la pédale d’accélérateur et, une minute plus tard, nous nous arrêtions devant le petit terminal. Il y a eu une véritable canonnade de claquements de portes et nous nous sommes engouffrés à l’intérieur — Ruth, Amelia, Jeff, l’un des agents de protection, et moi. Là, un policier du poste d’Edgartown attendait déjà. Derrière lui, sur le mur, j’ai repéré une vieille photo passée de Bill et Hillary Clinton accueillis à leur descente d’avion pour des vacances présidentielles marquées par le scandale.

Le jet privé a quitté lentement la piste. Il était peint en bleu foncé, avec, près de la porte, la mention « Hallington » inscrite en lettres d’or. Il paraissait plus gros que le symbole phallique habituel des PDG, avec une dérive haute et six hublots de chaque côté. Lorsqu’il s’est immobilisé et que les moteurs ont été coupés, le silence qui a suivi sur l’aéroport désert a été étonnamment profond.

La porte s’est ouverte, la passerelle abaissée, et deux agents des Services spéciaux sont apparus. L’un d’eux s’est dirigé directement vers l’aérogare. L’autre s’est posté au pied des marches, scrutant avec ostentation le tarmac désert, surveillant bien les alentours. Lang lui-même ne paraissait nullement pressé de débarquer. Je parvenais tout juste à le deviner dans la pénombre de l’appareil, en train de serrer la main du pilote et du steward avant de sortir enfin — presque à contrecœur, m’a-t-il semblé — et de s’arrêter en haut de la passerelle. Il portait lui-même son attaché-case, ce qu’il ne faisait pas lorsqu’il était Premier ministre. Le vent a soulevé les basques de sa veste et tiré sur sa cravate. Il a lissé ses cheveux. Puis il a regardé autour de lui comme s’il essayait de se rappeler ce qu’il était censé faire. Cela commençait presque à devenir embarrassant quand il nous a soudain aperçus, qui l’observions de l’autre côté de la grande vitre. Il a tendu le bras, nous a salués et a souri, exactement de la même façon que lorsqu’il était à son apogée, et le moment de flottement — ou de quoi que ça ait pu être — s’est évanoui. Lang s’est approché d’un pas décidé, passant son attaché-case dans l’autre main, suivi par un agent des Services spéciaux et une jeune femme qui tirait une valise à roulettes.

Nous nous sommes écartés de la vitre juste à temps pour l’accueillir au portail des arrivées.

— Bonjour, chérie, a-t-il dit avant de se baisser pour embrasser sa femme.

Il avait le teint vaguement orangé. J’ai pris conscience qu’il était maquillé.

Elle lui a caressé le bras.

— Comment était New York ?

— Super. Ils m’ont donné le Gulfstream 4 — tu sais, le transatlantique, celui qui a des lits et une douche à bord. Bonjour Amelia. Bonjour Jeff, a-t-il dit. Qui êtes-vous ?

— Je suis votre homme de l’ombre, ai-je répondu.

Je l’ai regretté à l’instant où je l’ai dit. J’avais prévu cela comme un trait d’esprit autodépréciateur destiné à briser la glace, mieux, m’avait-il semblé, que de me présenter comme son nègre. J’avais même répété ma réplique avant de quitter Londres. Mais, curieusement, dans cet aéroport désert, au milieu de toute cette grisaille et de ce silence, elle a sonné particulièrement mal. Il a tressailli.

— D’accord, a-t-il commenté sur un ton dubitatif, et, quoiqu’il m’ait serré la main, il a aussi légèrement écarté la tête, comme pour m’examiner sans danger.

« Bon Dieu, ai-je pensé. Il doit me prendre pour un fou. »

— Ne t’en fais pas, lui a dit Ruth. Il n’est pas toujours aussi nul.

CINQ

« Il est essentiel pour le nègre de faire en sorte que le sujet se sente parfaitement à l’aise en sa compagnie. »

— Belle entrée en matière, a commenté Amelia pendant le trajet du retour. C’est ce qu’on vous enseigne, dans votre école de nègres ?

Nous étions assis à l’arrière du minibus. La secrétaire qui rentrait de New York — Lucy — et les trois agents de sécurité occupaient les sièges de devant. J’apercevais par le pare-brise la Jaguar qui nous précédait, avec les Lang à son bord. La nuit commençait à tomber. Pris dans le faisceau des phares, les chênes gris se tordaient, menaçants.

— Vraiment, c’était plein de tact, a-t-elle continué, quand on sait que vous remplacez un mort.

— C’est bon, j’ai grogné. Stop.

— Mais vous avez tout de même un atout, a-t-elle dit à voix très basse pour que personne d’autre ne puisse entendre, tout en tournant vers moi ses grands yeux bleus. Il semble que vous soyez quasi le seul spécimen de la race humaine à qui Ruth Lang daigne accorder sa confiance. Pourquoi, d’après vous ?

— Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas.

— Exact. Elle pense peut-être que vous obéirez au doigt et à l’œil ?

— Peut-être. Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander.

La dernière chose dont j’avais besoin était de me retrouver coincé au milieu d’un crêpage de chignon.

— Écoutez, Amelia… je peux vous appeler Amelia ? Pour ma part, je ne suis ici que pour aider à écrire un livre. Je ne veux pas être mêlé à de quelconques intrigues de palais.

— Bien évidemment. Tout ce que vous voulez, c’est faire votre travail et partir d’ici.

— Ça y est, vous me mettez encore en boîte.

— Vous me facilitez tellement la tâche.

Ensuite, je me suis tu un moment. Je comprenais pourquoi Ruth ne l’aimait pas. Elle était un brin trop intelligente et nettement trop blonde pour être honnête, surtout du point de vue d’une épouse. En fait, il m’est soudain venu à l’esprit, alors que j’étais assis là, à respirer malgré moi son Chanel, qu’elle devait avoir une liaison avec Lang. Cela aurait expliqué beaucoup de choses. Il avait témoigné une froideur manifeste à son encontre, à l’aéroport, et ne fallait-il pas toujours y voir la meilleure preuve ? Auquel cas il n’était pas surprenant qu’ils se montrent aussi paranoïaques au sujet de la confidentialité. Il y avait assez de matière ici pour faire les choux gras de la presse à scandale pendant des semaines.