Nous avions déjà parcouru la moitié du chemin non goudronné quand Amelia a remarqué :
— Vous ne m’avez pas dit ce que vous pensez du manuscrit.
— Franchement ? Je ne m’étais pas amusé autant depuis les mémoires de Leonid Brejnev. (Elle n’a pas souri.) Je ne comprends pas comment on a pu arriver à ça, ai-je insisté. Vous étiez quand même à la tête de l’État il n’y a pas si longtemps. Il y en a bien un parmi vous qui a fait anglais en première langue ?
— Mike…, a-t-elle commencé avant de s’interrompre. Mais je n’aime pas dire du mal des morts.
— Pourquoi ce régime de faveur ?
— Bon, d’accord : Mike. Le problème, c’est qu’Adam a confié le bébé à Mike dès le début, et que le pauvre Mike s’est retrouvé complètement submergé. Il est parti effectuer ses recherches à Cambridge et on l’a à peine vu pendant un an.
— Cambridge ?
— Cambridge — où sont stockées toutes les archives Lang. Vous êtes sûr d’avoir bossé votre sujet ? Deux mille boîtes de documents. Deux cent cinquante mètres de rayonnages. Un million de documents distincts, ou dans ces eaux-là — personne n’a jamais pris la peine de compter.
— McAra a tout passé en revue ?
J’étais incrédule. Ma conception d’un programme de recherche rigoureux se limitait à une semaine passée en tête à tête avec mon client et un enregistreur, étoffé par le tissu d’inexactitudes que pouvait fournir Google.
— Non, a-t-elle répliqué avec irritation. Il n’a évidemment pas ouvert toutes les boîtes. Mais il en a fouillé suffisamment pour en ressortir épuisé et à bout de nerfs. Je crois qu’il a tout simplement perdu de vue le but de sa mission. Cela semble avoir déclenché une dépression nerveuse, bien qu’aucun d’entre nous ne l’ait remarqué à l’époque. Il n’a même pas pris le temps de voir tout ça avec Adam avant Noël. Et bien entendu, à ce moment-là, il était déjà trop tard.
— Pardon, ai-je commenté en me tordant sur mon siège pour pouvoir la regarder en face. Vous êtes en train de me dire qu’un homme qui est payé dix millions de dollars pour rédiger ses mémoires se décharge du projet tout entier sur quelqu’un qui n’a pas la moindre idée de ce que c’est que d’écrire un livre, et qu’on laisse se débrouiller tout seul pendant un an ?
Amelia a posé un doigt sur ses lèvres et m’a désigné du regard l’avant de la voiture.
— Vous n’êtes pas très discret, pour un homme de l’ombre.
— Mais il ne fait aucun doute, ai-je insisté, qu’un ancien Premier ministre sait à quel point ces mémoires sont importants pour lui ?
— Si vous voulez la vérité, je ne crois pas qu’Adam ait jamais eu la moindre intention de rendre ce livre avant deux ans. Il s’était dit que ça irait. Il a donc laissé Mike s’en charger comme s’il lui accordait une récompense après toutes ces années passées auprès de lui. Mais quand Marty Rhinehart a bien fait comprendre qu’il tenait à ce que le contrat soit respecté, et quand les éditeurs ont lu ce qu’avait produit Mike…
Sa voix s’est perdue.
— Pourquoi ne pas tout simplement rendre l’argent et repartir de zéro ?
— Je pense que vous connaissez la réponse à cette question mieux que moi.
— Il n’avait plus de quoi rembourser une telle avance ?
— Deux ans après avoir quitté le pouvoir ? Il n’aurait pas pu en rendre ne serait-ce que la moitié.
— Et personne n’a rien vu venir ?
— J’ai régulièrement abordé la question avec Adam. Mais l’histoire ne l’intéresse pas — ça ne l’a jamais intéressé, pas même la sienne. Il se sentait beaucoup plus concerné par la création de sa fondation.
Je me suis redressé sur mon siège. Je voyais très bien comment tout avait pu s’enchaîner : McAra, le politicard devenu stakhanoviste des archives, qui s’était acharné à assembler aveuglément toutes ces pages de données inutiles ; Lang, l’homme des grands projets devant l’Éternel — « l’avenir et non le passé » : n’était-ce pas l’un de ses slogans ? — , que l’on acclamait sur les circuits de conférences et qui préférait vivre, non, revivre sa vie ; puis l’affreuse prise de conscience que le grand projet d’autobiographie battait de l’aile, suivie, sans doute, par des récriminations, l’éclatement de vieilles amitiés et une angoisse suicidaire.
— Ça a dû être dur pour vous tous.
— Ça l’a été. Surtout après la découverte du corps de Mike. J’ai proposé de me charger de l’identification, mais Adam a trouvé que c’était à lui d’y aller. Ça a été une expérience horrible. Tout le monde se sent coupable après un suicide. Alors je vous en prie, si ça ne vous dérange pas, plus de plaisanteries sur le royaume des ombres.
J’étais sur le point de l’interroger sur les articles concernant la livraison des prisonniers dans les journaux de ce week-end, quand les stops de la Jaguar se sont allumés devant nous. Nous nous sommes arrêtés.
— Ça y est, nous y revoilà, a commenté Amelia, et, pour la première fois, j’ai détecté une pointe de lassitude dans sa voix. À la maison.
Il faisait déjà bien sombre — il était dans les dix-sept heures —, et la température avait baissé avec le soleil. Je suis resté près du minibus pour regarder Lang sortir de sa voiture et être emporté à l’intérieur par le tourbillon habituel de son personnel et de ses gardes du corps. On l’a introduit si vite qu’on aurait pu croire qu’il y avait un tireur embusqué dans les bois avec un fusil à lunette. Aussitôt, les vitres se sont illuminées tout le long de la façade de la grande maison, et il a été soudain possible, brièvement, d’imaginer que c’était là le centre du vrai pouvoir, et non une malheureuse parodie de ce pouvoir. Je me sentais très étranger à tout cela, incertain du rôle que je devais tenir et ressassant encore la gêne que j’avais ressentie lors de ma gaffe à l’aéroport. Je me suis donc attardé un peu dans le froid. À ma grande surprise, c’est Lang qui a remarqué que je manquais à l’appel et qui est venu me chercher.
— Ohé ! a-t-il crié depuis l’entrée. Qu’est-ce que vous faites là-bas ? Tout le monde va vous chercher, non ? Venez prendre un verre.
Il m’a touché l’épaule quand je suis entré et m’a conduit dans le couloir, vers la pièce où j’avais bu du café le matin. Il avait déjà troqué sa veste et sa cravate contre un gros pull-over gris.
— Je regrette de n’avoir pas pu vous saluer convenablement à l’aéroport. Qu’est-ce qui vous tenterait ?
— Qu’est-ce que vous prenez ?
J’ai prié pour que ce soit quelque chose d’alcoolisé.
— Du thé glacé.
— Le thé glacé sera parfait.
— Vous êtes sûr ? Je préférerais quelque chose de plus fort, mais Ruth me tuerait. Luce, a-t-il appelé l’une des secrétaires, vous voulez bien demander à Dep de nous apporter du thé, mon chou ? Alors, a-t-il poursuivi en se laissant tomber au milieu du canapé et en écartant les bras pour s’appuyer contre le dossier, vous allez devoir vous mettre dans ma peau pendant un mois et je vous souhaite bien du plaisir.
Il a vivement croisé les jambes, la cheville droite sur le genou gauche. Puis il a tambouriné des doigts et agité le pied en l’examinant un instant avant de reporter son regard sans nuage sur moi.
— J’espère que ce sera sans douleur pour nous deux, ai-je plaisanté, puis j’ai hésité, ne sachant trop comment m’adresser à lui.