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Il m’a laissé à l’hôtel et m’a dit qu’il passerait me prendre le lendemain matin. Je venais juste d’ouvrir la porte de ma chambre quand le téléphone a sonné. C’était Kate.

— Tu vas bien ? a-t-elle demandé. J’ai eu ton message, et tu avais l’air un peu… bizarre.

— Vraiment ? Excuse-moi. Ça va bien maintenant.

J’ai repoussé l’impulsion de lui demander où elle était quand j’avais appelé.

— Alors ? Tu l’as rencontré ?

— Oui. Je viens juste de le voir.

— Et ? Non, a-t-elle repris avant que je puisse répondre. Ne dis rien : charmant.

J’ai écarté rapidement le téléphone de mon oreille et lui ai adressé un geste obscène du doigt.

— Le moins qu’on puisse dire, c’est que tu choisis ton moment, a-t-elle poursuivi. Tu as vu les journaux d’hier ? Tu dois être le premier cas jamais enregistré de rat qui embarque sur le navire en train de couler.

— Mais oui, bien sûr que je les ai vus, ai-je fait, sur la défensive. Et je vais l’interroger là-dessus.

— Quand ?

— Quand le moment sera venu.

Elle a produit un son explosif qui a réussi le tour de force d’exprimer à la fois l’hilarité, la fureur, le mépris et l’incrédulité.

— Oui, c’est ça, interroge-le. Demande-lui pourquoi il a fait enlever illégalement des citoyens britanniques dans un pays étranger pour les livrer à la torture américaine. Demande-lui s’il a entendu parler des techniques dont se sert la CIA pour simuler la noyade. Demande-lui ce qu’il compte dire à la veuve et aux orphelins de celui qui a succombé à une crise cardiaque…

— Attends, l’ai-je interrompue. Je n’ai pas entendu après « noyade ».

— Je vois quelqu’un d’autre, a-t-elle lâché.

— Bien, ai-je conclu avant de raccrocher.

Il ne me restait pas grand-chose à faire après ça, à part descendre au bar et me soûler.

Il était décoré pour évoquer le genre d’endroit où le capitaine Achab aurait aimé passer après une dure journée de pêche au harpon. D’anciens tonneaux et barriques faisaient office de sièges et de tables. Il y avait de vieux filets de pêche et casiers à homards accrochés aux murs de planches grossières, ainsi que des bateaux à voiles dans des bouteilles et des photos sépia de pêcheurs en haute mer qui se dressaient fièrement à côté de leur prise : je me suis dit que ces pêcheurs devaient à présent tous être aussi morts que leurs poissons, et mon état d’esprit était tel que cette idée m’a plu. Au-dessus du bar, un gros téléviseur diffusait un match de hockey. J’ai commandé une bière et une soupe de clams, et je me suis installé à un endroit d’où je pouvais voir l’écran. Je ne connais rien au hockey sur glace, mais le sport est formidable pour se perdre un moment, et j’étais prêt à regarder n’importe quoi.

— Vous êtes anglais ? a demandé un homme assis à une table voisine.

Il avait dû m’entendre passer commande. C’était le seul autre client du bar.

— Oui, comme vous, ai-je répliqué.

— Effectivement. Vous êtes ici en vacances ?

Il avait une voix plutôt sèche, du genre salut-vieux-un-petit-parcours-de-golf-ça-vous-dirait ? Ça et la chemise rayée à col uni, le blazer à double boutonnage, les boutons dorés et la pochette de soie bleue, tout signalait le raseur, raseur, raseur aussi clairement que l’aurait fait le phare d’Edgartown.

— Non, pour le travail.

Je me suis remis à regarder le match.

— Vous bossez dans quelle branche ?

Il avait un verre d’un liquide transparent agrémenté de glace et d’une tranche de citron. Vodka tonic ? Gin tonic ? Je ne voulais surtout pas me laisser entraîner dans une conversation avec lui.

— Ça dépend, rien de particulier. Excusez-moi.

Je me suis levé et me suis rendu aux toilettes pour me laver les mains. Le visage que m’a renvoyé le miroir était celui d’un homme qui n’avait dormi que six heures au cours des quarante dernières heures. Lorsque je suis retourné m’asseoir, la soupe était servie. J’ai commandé un autre verre, mais me suis ostensiblement gardé de lui en proposer un. Je sentais ses yeux posés sur moi.

— J’ai entendu dire qu’Adam Lang était sur l’île, a-t-il dit.

Du coup, je l’ai observé attentivement. Il avait dans les cinquante-cinq ans, mince mais large d’épaules. Puissant. Ses cheveux gris fer étaient lissés en arrière à partir du front. Il donnait une impression vaguement militaire. J’ai répondu sur un ton neutre :

— Vraiment ?

— C’est ce que j’ai entendu dire. Vous ne sauriez pas où on peut le trouver, par hasard ?

— Non, malheureusement pas. Je vous prie de m’excuser.

J’ai commencé à manger ma soupe de clams. Je l’ai entendu pousser un gros soupir, puis poser son verre dans un tintement de glaçons.

— Connard, a-t-il lâché en passant près de ma table.

SIX

« Des sujets m’ont souvent assuré qu’à la fin du processus de recherche, ils avaient l’impression de sortir d’une psychothérapie. »

Il n’y avait pas trace de l’homme lorsque je suis descendu prendre mon petit déjeuner le lendemain matin. La réceptionniste m’a assuré que j’étais l’unique pensionnaire de l’hôtel. Et elle s’est montrée tout aussi catégorique pour affirmer qu’elle n’avait vu aucun Britannique en blazer. J’étais réveillé depuis quatre heures du matin — ce qui était un progrès par rapport à deux, mais pas suffisant — et j’étais assez dans les vapes, avec une gueule de bois suffisamment sévère pour me demander si je n’avais pas rêvé. Je me suis senti mieux après mon café. Je suis allé faire deux fois le tour du phare pour m’éclaircir un peu les idées et, quand je suis rentré à l’hôtel, le minibus m’attendait pour m’emmener travailler.

J’avais imaginé que mon plus gros problème, le premier jour, serait de coincer physiquement Lang dans une pièce et de l’y garder assez longtemps pour commencer à l’interroger. Mais le plus curieux, quand je suis arrivé, c’est que c’était lui qui m’attendait. Amelia avait décidé que nous devrions utiliser le bureau de Rhinehart, et nous avons trouvé l’ancien Premier ministre en survêtement vert foncé, étalé dans le grand fauteuil en face du bureau, une jambe passée par-dessus le rebord. Il feuilletait un livre historique sur la Seconde Guerre mondiale qu’il venait visiblement de prendre dans les rayonnages. Une tasse de thé était posée par terre, à côté de lui. Il avait du sable sous les semelles : j’en ai déduit qu’il avait dû aller courir un peu sur la plage.

— Salut, vieux, a-t-il fait en levant les yeux vers moi. Prêt à s’y mettre ?

— Bonjour, ai-je répliqué. Il faut juste que je m’occupe d’une ou deux choses avant.

— Mais oui, allez-y, faites comme si je n’étais pas là.

Il est retourné à son livre pendant que j’ouvrais ma sacoche et en sortais soigneusement les outils de mon métier : un enregistreur numérique Walkman Sony avec une pile de minidisques MD-R 74 et un cordon (j’ai appris à mes dépens à me méfier des piles) ; un ordinateur portable Panasonic Toughbook gris métallisé pas plus gros qu’un livre grand format et considérablement plus léger ; deux petits carnets de moleskine noire et trois stylos à bille Jetstream, flambant neufs, conçus par la Mitsubishi Pencil Company, et enfin deux adaptateurs en plastique blanc, l’un étant un bloc multiprises britannique et l’autre un convertisseur pour brancher le bloc sur les prises américaines. Je suis superstitieux au point de toujours utiliser le même matériel, et de le disposer dans un ordre bien précis. J’avais aussi une liste de questions, préparées d’après les livres que j’avais achetés à Londres et le manuscrit de McAra que j’avais lu la veille.